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L'Oeil électrique #27 | Texto / Une journée comme les autres

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Par Christiane H, Pierre Gaffié.
Illustrations : Stéphane Soularue.

Les cris sont la première chose que j'entends chaque matin lorsque j'arrive pour obtenir mon certificat de stage de pratique vétérinaire...

Une cour déserte, quelques camions frigorifiques, des moitiés de cadavres de cochons pendus à des crochets, le tout dans un éclairage aveuglant.

"Seuls les animaux transportés conformément à la loi sur la protection des animaux (LPA) et possédant une marque d'identification en règle sont acceptés." C'est l'inscription qui figure au-dessus de la rampe en béton. Au bout de cette rampe gît raide et blafard un cochon mort. "Oui, certains meurent déjà durant le transport. Par collapsus cardiaque."
J'enfonce les mains dans mes poches pour écouter le directeur de l'abattoir m'expliquer qu'on ne procède plus depuis longtemps à un examen complet de chaque bête, seulement à une inspection. Avec 700 cochons par jour, comment cela serait-il possible ?

Dans la pénombre du matin, on distingue mal les détails. Toute la scène revêt un aspect irréel et rappelle quelque sinistre reportage de guerre.
Un refus de ma part d'y participer aurait signifié pour moi cinq années d'études perdues et l'abandon de tous mes projets d'avenir. Mais tout en moi - chaque fibre, chaque pensée - n'est que refus, répulsion et effroi. Et surtout la conscience d'une insurmontable impuissance : devoir regarder, ne rien pouvoir faire. Pendant six semaines, des heures durant, sans répit, ces cris retentiront à mes oreilles. Tenir. Pour toi, cela aura une fin. Pour les animaux, jamais. Il est bientôt 7 heures, et je me change. Mon casque d'emprunt oscille d'une façon grotesque sur mes cheveux raides. Mes bottes sont trop grandes. Je retourne dans le corridor et me range du côté des vétérinaires. Aimables salutations : "Je suis la nouvelle stagiaire."
Le directeur, un homme jovial, me parle d'abord du bon vieux temps où l'abattoir n'était pas encore privatisé. Puis décide de me faire visiter personnellement les lieux.
C'est ainsi que j'arrive sur la rampe. A ma droite, des enclos de béton fermés par des barres en fer. Quelques-uns sont prêts, remplis de cochons. "Nous commençons ici à 5 heures du matin." On les voit se bousculant ici ou se traînant là ; quelques groins curieux arrivent à passer à travers la grille ; des petits yeux méfiants, d'autres fuyants ou en plein désarroi. Une grande truie se jette sur une autre ; le directeur se saisit d'un bâton et la frappe plusieurs fois sur la tête : "Autrement, ils se mordent méchamment."
En bas de la rampe, le transporteur a abaissé le pont du camion, et les premiers cochons, apeurés par le bruit et la raideur de la pente, se poussent vers l'arrière ; mais entre-temps un convoyeur est monté à l'arrière et distribue des coups de trique en caoutchouc. Je ne m'étonnerai pas, plus tard, de la présence de tant de meurtrissures rouges sur les moitiés de cochons.
Des cochons se trouvant à l'avant se cramponnent avec fermeté, ce qui fait pousser à l'employé des jurons de colère et cravacher les cochons de l'arrière qui, pris de panique, essaient de grimper par-dessus leurs compagnons d'infortune. Le directeur hoche la tête : "Ecervelé, écervelé. Combien de fois ai-je déjà dit qu'il ne servait à rien de frapper les cochons se trouvant à l'arrière !"
Pendant que j'assiste, pétrifiée à cette scène, le directeur se retourne pour saluer le convoyeur d'un autre transport, arrivé en même temps que le précédent et qui s'apprête à décharger. La raison pour laquelle tout est allé ici beaucoup plus vite, mais avec beaucoup plus de cris, je l'ai tout de suite vue : derrière les porcs qui trébuchent, un deuxième homme apparu dans l'aire de déchargement assène, pour accélérer l'opération, des chocs électriques. Je regarde l'homme, ensuite le directeur : "Vous savez pourtant que c'est interdit avec les porcs." L'homme regarde étonné, puis range l'instrument dans sa poche.
Par derrière, quelque chose se frotte à moi à la hauteur des genoux ; je me tourne et j'aperçois deux yeux bleus vifs. Je connais de nombreux amis des animaux qui s'enthousiasment pour les yeux animés de sentiments si profonds des chats, pour le regard indéfectiblement fidèle des chiens.

Après un tour rapide de l'abattoir, je me retrouve dans la salle de pause. Une fenêtre qui s'ouvre sur la salle d'abattage laisse voir des cochons couverts de sang, suspendus, défilant dans une chaîne sans fin. Indifférents, deux employés prennent leur petit déjeuner. Leurs tabliers blancs sont couverts de sang. Un lambeau de chair est accroché à la botte de l'un d'eux. Ici, le vacarme inhumain qui m'assourdira lorsque je serai conduite dans la salle d'abattage est atténué. Je reviens en arrière, car une moitié de cadavre de cochon a tourné le coin à vive allure et a heurté la moitié suivante. Elle m'a frôlée, chaude et molle.

Le jour suivant, je me rends donc seule dans une partie de la gigantesque machine à découper les morceaux. Une rapide instruction : "Ici, retirer le reste des os du collier de l'arrière-gorge et séparer les nœuds des glandes lymphatiques. Parfois, un sabot pend encore à une patte, il faut l'enlever." Alors, je découpe, il faut faire vite, la chaîne se déroule sans répit.

Au-dessus de moi, d'autres morceaux du cadavre s'éloignent.

Mon collègue travaille avec entrain, tandis que dans le caniveau tant de liquide sanguinolent s'accumule que j'en suis éclaboussée jusqu'au visage.
J'essaye de me ranger de l'autre côté, mais une énorme scie coupe en deux les corps des cochons ; impossible d'y rester sans être trempée jusqu'aux os. En serrant les dents, je découpe encore, mais il faut que je me dépêche, pour pouvoir réfléchir à toute cette horreur, et par-dessus le marché il faut que je fasse diablement attention de ne pas me couper les doigts. Le lendemain, j'emprunterai une paire de gants en métal à une collègue stagiaire qui a terminé son stage. J'arrête de compter les cochons qui défilent devant moi, ruisselants de sang. Le couteau est bientôt émoussé. "Donnez-le-moi, je vais vous l'aiguiser." Le brave grand-père, en réalité un ancien inspecteur des viandes, me lance un clin d'œil. Après m'avoir rapporté le couteau aiguisé, il se met à faire la causette ici et là, me raconte une blague puis se remet au travail. Il me prend désormais un peu sous son aile et me montre quelques trucs qui facilitent quelque peu le travail à la chaîne.
"Ecoutez ! Ici tout cela ne vous plaît pas. Je le vois bien. Mais cela doit se faire." Je ne peux pas le trouver antipathique. Il se donne beaucoup de mal pour me rassurer. La plupart des autres aussi s'efforcent de m'aider ; ils s'amusent certainement à observer ces nombreux stagiaires, qui vont et viennent ici, qui sont d'abord choqués, puis qui poursuivent en serrant les dents leur période de stage.
Toutefois, ils demeurent bienveillants. Il n'y a pas de chicaneries. Il me vient à penser que - à part quelques exceptions - les personnes qui travaillent ici ne réagissent pas de façon inhumaine ; elles sont juste devenues indifférentes, comme moi aussi avec le temps. C'est de l'autoprotection. Non, les vrais inhumains sont ceux qui ordonnent quotidiennement ces meurtres de masse, et qui, à cause de leur voracité pour la viande condamnent les animaux à une vie misérable.
Lorsque pour la première fois - en fait, le deuxième ou troisième jour - j'ai pris conscience que le corps saigné et scié de l'animal palpitait encore et que sa petite queue remuait toujours, je n'étais plus en mesure de me mouvoir. "Ils... ils bougent encore !" dis-je, même si en tant que future vétérinaire j'avais appris que c'était les nerfs. J'entends marmonner : "Mince alors, il y en a un qui a fait une faute, il n'est pas tout à fait mort." Un frémissement spectral agite de partout les moitiés de bêtes. C'est un lieu d'horreur. Je suis glacée jusqu'à la moelle.
Rentrée à la maison, je me couche sur mon lit, les yeux au plafond. Passer les heures, les unes après les autres. Chaque jour. Mon entourage réagit avec irritation. "N'aie pas l'air si renfrognée ; fais donc un sourire. Tu voulais absolument devenir vétérinaire."