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L'Oeil électrique #29 | Portraits / Militants de la voie d’eau

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Par Fanny Rey.
Photos : Mickaël Amrouche.

Ils ont opté pour la vie sur l'eau. Embarqués dans une même aventure le temps d'une escale parisienne, André, Suno et Sandrine ambitionnent d'être des passeurs de culture, "en régalant bouches et cervelles".

Stalingrad, quai de Seine. Une fois le San Antonius repéré, la passerelle franchie, un panneau accueille le visiteur, précédé d'une cloche : "Marchés flottants : montez, embarquez, frappez, sonnez !" Sur la porte d'entrée, un deuxième message : "Le temps vous semble long ? Vous pensez qu'on ne vous a pas entendus ? N'hésitez pas à frapper comme un sourd." La porte s'entrouvre, et c'est la plongée dans un temps suspendu. Celui des "Marchés flottants", une association créée en 1996 entre producteurs du Sud-Ouest, bateliers du Canal du Midi et consommateurs parisiens, des "coopérateurs". Depuis, une fois par an, André et Suno acheminent par voie d'eau vins du pays d'Oc, huile d'olive, tapenade, cassoulet, confit, pâtés, anchois, miel, pain d'épice, tommes… Fin octobre, la fine équipe quitte Béziers. Trois semaines de navigation et cent cinquante écluses plus tard, ils amarrent la péniche dans la capitale.
Qu'on ne s'avise pas de les qualifier de nomades de l'eau ou d'épiciers flottants. Surtout pas de raccourci réducteur. André et Suno se revendiquent défenseurs de la batellerie artisanale, celle-là même qui a été démantelée au tournant des années 80 au profit du chemin de fer et de la route. Brandissant le respect de l'environnement et une moindre consommation en carburant, les deux compères languedociens sont d'ardents promoteurs d'une voie d'eau sous-employée, malgré ses 8 500 km qui en font le plus grand réseau fluvial d'Europe.
L'objectif des "Marchés flottants" est triple : créer un lien direct campagne-ville en rétablissant le tissu social, défendre la survie de la batellerie artisanale et développer la voie fluviale. Et tant qu'à promouvoir le transport fluvial, autant joindre l'utile à l'agréable. A travers les victuailles transportées, c'est tout un art de vivre qu'ils défendent, "des valeurs à contre-courant de l'individualisme et de ce monde qui marche sur la tête", aime à répéter André. Un appel à la coopérative, au mieux-vivre, pour "résister à la dégradation générale de l'environnement, des mœurs alimentaires et des rapports humains". D'où la volonté de préserver un système où tout repose sur le bouche à oreille. "Pour nous, il y a le plaisir du voyage et de la rencontre au fil de l'eau", note Suno.
Il s'agit d'éveiller l'intérêt de particuliers prêts à s'organiser sur une base d'aide mutuelle. En trente ans de vie parisienne, Suno a développé un réseau sur lequel ils se sont appuyés pour monter leur projet. "L'idée, c'est d'établir des cercles de voisinage, d'amitié. Les gens qui viennent ici comme ils iraient aux Galeries Lafayette ne nous intéressent pas. La marchandise est commandée depuis la capitale grâce à des groupements de consommateurs, pour la plupart des habitués, qui viennent acheter en demi-gros." Pour être rentable, l'entreprise suppose de réunir un public assez important afin de grouper commandes et livraisons, "sans jamais entrer dans la relation commerciale d'achat et de revente." Pied de nez à l'économie mercantile, il s'agit de mettre le plus directement possible en relation consommateurs, producteurs et transporteurs. "On transporte, on répond aux commandes. Nous ne sommes en aucun cas des revendeurs, d'où la difficulté, certains nous prenant pour des commerçants." A terme, l'objectif serait de jalonner le parcours d'étapes. "On a besoin de têtes de pont pour mailler un large réseau de distribution, explique André. Paris assure la survie de l'histoire. Maintenant, il s'agit de semer sur la route."
André et Suno ont multiplié les expériences avant d'opter pour la vie sur l'eau, de se laisser happer par la batellerie pour sa part de rêve, un havre de désuétude auquel ils se cramponnent, comme le dernier millier d'artisans bateliers. "Je n'ai jamais pu rester en place, encore moins me soumettre à des contraintes hiérarchiques, insiste André. J'ai refusé d'avoir une maison, de faire un métier débile." Résultat : trente ans qu'il vit sur son bateau, et qu'il en vit. Ni sédentaire ni vraiment nomade. "En 73, j'ai embarqué comme matelot… Je me suis improvisé batelier, un vrai métier où les choses sont apprises et partagées." Il commence par passer quelques années à naviguer sur le Rhône en tant que matelot, avant de revenir sur le Canal du Midi où il achète une première péniche, le Haricot noir, la revend et la remplace par le San Antonius en 1979. Cette péniche Freycinet, vestige de l'époque florissante de la batellerie, est une quasi-épave lorsqu'il la ramène du centre de la France. André la retape. "Son gabarit a dû être revu à la baisse, une seule écluse suffisant à empêcher le bateau de passer…" Qu'à cela ne tienne, il la raccourcit de dix mètres. "Je l'ai ressoudée et j'en ai profité pour refaire le fond. Il m'a fallu un an pour retaper mon bateau." Une intervention efficace, la péniche obtenant rapidement l'autorisation de circuler sur le Canal du Midi.
"Le San Antonius a été parmi les premiers bateaux de transport de passagers sur le Canal du Midi." Mais pas n'importe quel transport. "On exerce dans le cadre scolaire et en vacances, avec des tarifs très bas, par volonté de mettre ces classes de découverte à la portée de tout le monde," explique André. "Il y a le désir de travailler dans les conditions les plus agréables possibles, et que ça ait un sens, ajoute Suno. On essaie de faire découvrir aux enfants ce qu'est un bateau, ses ressources. Pendant leurs pauses, ils visitent musées, châteaux, fermes, caves de vignerons et sites historiques." Un gagne-pain commun pour les deux acolytes, qui œuvrent sur deux péniches distinctes. Ces classes flottantes parcourent le Canal pendant cinq à six jours, entre Agde et Carcassonne. Au total, 180 jours d'exploitation, de mars à octobre, avec un équipage constitué d'un capitaine, d'un matelot, d'un cuisinier, d'un instituteur et d'un animateur pédagogique pour encadrer une trentaine d'enfants. Puis vient le temps du changement de décor : de mi-novembre à mi-janvier, le trio vaque entre le bassin de la Villette et la banlieue parisienne.
Les déchargements de provisions sont émaillés de festivités. Dégustations, mais aussi représentations théâtrales. Une synergie permise grâce à la rencontre des trois protagonistes de cette expédition fluviale, et à une fibre commune. Trois "gens de l'eau" sur une même longueur d'onde, qui partagent l'amour des voyages littéraires ou bateliers. "Théâtre embarque" participe d'une même logique que celle des "Marchés flottants". "L'idée, c'est d'aller à la rencontre d'un public qui n'irait pas forcément au théâtre," souligne Sandrine. Et les "Marchés flottants" nous permettent de jouer à Paris." Après une formation au Théâtre national de Strasbourg et des années de tournée, elle en a eu "un peu marre de faire du théâtre pour des gens de théâtre". Avec "Marin pour des prunes", elle passe à la mise en scène dans un spectacle "de plein quai", avec trois comédiens et le pont de la péniche comme scène. Une histoire de matelots menés en bateau, confrontés à l'administration des multinationales, à l'injustice et aux mauvais traitements.
Ainsi s'écoulent les journées parisiennes à bord du San Antonius. On y vit au rythme des passages, on s'y affaire, on répète, on organise une livraison, on y tient une dégustation argumentée au fond d'une cale. Difficile de résumer ce quotidien : quelque chose d'assez informel, un vase clos qu'on tient à préserver. "Ici, on est hors du temps", résume Suno. Et pas question d'y replonger.