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L'Oeil électrique #31 | Littérature / François Guérif: l’ami américain

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Par Gianni Ségalotti.
Photos : Céline Clanet.

"Encore Guérif, toujours Guérif, non mais dites moi, mais c'est un véritable empereur du crime ce type.
Vive l'empereur !
" - Jean-Patrick Manchette, janvier 1981, n°144, Charlie Mensuel

Souriant, modeste, nonchalant, François Guérif promène sa silhouette de grizzly dans l'univers du roman noir depuis maintenant une trentaine d'années.
Né en 1944, il débute comme auteur spécialisé dans le cinéma et publie des biographies d'acteurs (Steve Mc Queen, Marlon Brando) qui témoignent de sa fascination pour le cinéma américain. Dans les années 70, il est un des premiers critiques à défendre le cinéma de Clint Eastwood et au milieu des années 80, c'est son aventure au sein des éditions Rivages qui va accaparer l'essentiel de son temps.
Directeur depuis 1986 de la collection Rivages/Noir (des polars en format poche aux maquettes raffinées, qu'on dirait inspirées de films noirs américains) il est l'homme qui a fait connaître en France James Ellroy, Dennis Lehane, Paco Taibo Igacio II, Tony Hillerman, Edward Bunker ou James Lee Burke.
Ses choix éditoriaux ont ainsi contribué à refaçonner l'imaginaire de milliers de lecteurs et à injecter de nouveaux mythes dans le roman noir. Plus localement, sa collection a révélé des auteurs français comme Marc Villard, Dominique Manotti, Jean-Hugues Oppel ou Hugues Pagan. Jusque en 2001, il a piloté la prestigieuse mais défunte revue Polar, qui eut un temps pour chroniqueurs François Truffaut, Michel Lebrun ou Jean-Patrick Manchette. Editeur respecté mais aussi engagé, Guérif n'a pas hésité à lancer à l'automne 2002, avec Didier Daeninckx et Claude Mesplède, une pétition de six mille signatures en soutien à l'écrivain Cesare Battisti. Cette initiative est intervenue au lendemain de l'expulsion par les autorités françaises de Paolo Persichetti, réfugié politique. Elle a constitué une rupture de l'amnistie présidentielle, qui protégeait jusque là les réfugiés politiques italiens.
Bref, François Guérif a véritablement contribué à enrichir la culture du polar et à dépasser le simple cadre hexagonal. Pour son travail de promotion de la culture américaine, il est d'ailleurs l'un des rares européens à avoir obtenu aux Etats-Unis, en 1997, la distinction du Ellery Queen Award.

En quoi consiste votre travail d'éditeur ?
Le terme d'éditeur recouvre en fait deux fonctions. En américain, on fait la distinction en utilisant deux termes : "editor" et "publisher". Quand on parle d'éditeur, au sens où Patrick Raynal (romancier et directeur de la collection Série Noire pour Gallimard) et moi le sommes, cela ne signifie pas que nous sommes propriétaires de la maison d'édition. "Publisher", c'est celui qui possède la maison. "Editor", c'est le travail que j'effectue : trouver des livres pour les collections que je dirige. Ensuite, si c'est un livre en langue étrangère, je dois trouver le traducteur adéquat. Le manuscrit doit être impeccable avant l'impression. C'est finalement un travail proche de celui du producteur au cinéma, il faut être présent depuis le choix du livre jusqu'à son arrivée en librairie.

Vous publiez des auteurs anglo-saxons ou hispaniques mais également des auteurs allemands, italiens, japonais. Trouver des livres quand on ne maîtrise pas ces langues étrangères ne pose-t-il pas problème ?
Quand je ne connais pas la langue d'origine, je suis obligé de passer par des interprètes, ce qui rend les choses plus compliquées. Si on me recommande vivement un livre, je demande à faire traduire un chapitre car on ne peut pas faire traduire un livre entier, ce n'est pas rentable. Il faut prendre sa décision sur une dizaine de pages. Le risque est grand, mais si on est entouré d'une équipe avec laquelle on travaille en grande confiance, la marge d'erreurs est réduite. On peut se rendre compte en une dizaine de pages de la qualité d'une écriture. Il est même étonnant de voir comment, dès les premières pages, on peut accrocher ou pas à la lecture d'un livre.
Ce qui dicte mon choix, c'est le style, l'écriture. Certes, l'histoire est importante. Mais un livre, même diaboliquement bien construit, n'a aucune chance de m'intéresser s'il est à mes yeux totalement dénué de style. A l'inverse, regardez des écrivains comme Jim Thompson, un des plus grands auteurs de romans noirs ; c'est vrai que si on se réfère à une logique de l'histoire, un certain nombre de ses livres sont terriblement mal foutus : ça part dans tous les sens, ça digresse. L'autre exemple qui me vient à l'esprit est David Goodis. A la fin de La Lune dans le caniveau, quand le héros qui cherche l'assassin de sa sœur, se retourne vers la rue et s'exclame : "C'est toi qui l'a tuée ! ", c'est un peu léger comme conclusion. Mais dans ces livres on est indéniablement en présence de ce que les Américains appellent "a voice", une voix. Et je préfère de loin publier le pire des David Goodis plutôt que le meilleur des Gérard de Villiers.

Quel a été votre parcours avant de diriger la collection Rivages ?
James Cagney disait qu'il était un danseur qui a mal tourné. Moi, je suis un professeur qui a mal tourné. J'ai un doctorat d'anglais sur la civilisation américaine, j'aurais donc logiquement dû m'orienter vers le professorat. Et puis, à une époque où j'étais pion, on m'a sollicité pour un remplacement de deux mois et je me suis rendu compte que je n'étais pas du tout fait pour ce métier.
J'ai donc cherché une porte de sortie, en fondant à Paris en 1973 la librairie Le Troisième œil, la première, en France, à se spécialiser dans le roman policier. Cette petite boutique occupait en fait trois terrains : le polar, le cinéma et la science-fiction. En parallèle, j'ai commencé à écrire des livres sur le cinéma avec un premier ouvrage consacré à Paul Newman. Cette librairie, et ces livres sur le cinéma, m'ont permis de connaître beaucoup de gens, qui passaient régulièrement me voir : Léo Malet, Pierre Siniac, Serge Jacquemart du Fleuve Noir, Michel Lebrun. C'est devenu une sorte de lieu de rencontres. Puis Pack, la maison d'édition pour laquelle j'ai ensuite publié des livres sur Brando et Robert Redford, m'a proposé en 1978 de développer un projet de plus grande ampleur. J'ai aussitôt pensé à une collection de romans noirs. A l'époque, la science-fiction était en train d'exploser et le roman noir était sur le déclin. Les Presses de la Cité étaient sur le point de disparaître, la Série Noire venait de passer de huit romans par mois à quatre, et le Fleuve Noir connaissait sa pire période. On disait ici et là que la littérature populaire de demain, ce serait la science-fiction. Malgré cela, les gens de Pack m'ont fait confiance en me permettant de créer la collection Red Label, qui a connu une certaine notoriété. Et en plus de tout cela, un ami imprimeur et client au Troisième œil m'a proposé de créer une revue sur le roman policier, devenue la revue Polar, qui a d'ailleurs connu plusieurs avatars. Tout cela s'est fait à peu près au même moment. 1978, c'est également l'année où l'association 813 (association d'amateurs et de spécialistes du polar, elle édite la revue 813 et a créé le Prix 813 qu'elle remet, chaque année, à un auteur de polar) s'est créée et a participé à la création du festival de Reims, premier festival du roman policier.
J'ai donc démarré Red Label, avec un roman de Lawrence Block, puis des romans de David Goodis, James Cain, Frédéric Brown. Comme a dit Manchette (1) à l'époque : "On peut pas dire que ça commence mal." Pack a malheureusement fait faillite. J'ai tenté sans succès de monter auprès de Fayard une nouvelle collection, Engrenages, qui a tenu environ deux ans avant que je ne l'abandonne pour cause de ventes trop faibles. C'était aux environs de 1981 et le polar connaissait une nouvelle vague d'engouement. La presse avait salué le Diva de Delacorta et l'arrivée du néo-polar. Entre-temps j'avais dû fermer Le Troisième œil et prendre un emploi salarié dans une revue de cinéma.
Du temps a passé ; et un jour, un homme m'a contacté, Edouard de Andreis. Directeur de la revue City, il m'a demandé un article sur le roman noir et m'a parlé de sa maison d'édition, Rivages, que je ne connaissais pas. Ils avaient publié, entre autres choses, quelques romans noirs, passés relativement inaperçus. Ils cherchaient à engager un directeur de collection pour animer ce pôle. C'était en 1986. Echaudé par mes expériences de Red Label et d'Engrenages, j'ai hésité. A chaque fois, c'était un investissement affectif éprouvant. Ma femme m'a pourtant encouragé : "allez, fais-le. Même si tu ne publies qu'une quinzaine d'inédits, ce sera toujours ça de gagné." Elle a eu raison car, très rapidement, avec Rivages, les choses ont été différentes. Ne serait-ce qu'avec les couvertures. Cela me changeait beaucoup du Fleuve Noir où les couvertures étaient d'une laideur absolument hallucinante. Chez Rivages, je tombais sur des gens qui se donnaient la peine de lire les bouquins que je leur apportais. Je dois reconnaître que j'ai eu un soutien de la presse extraordinaire. Rivages était une maison indépendante, on publiait deux titres par mois. Puis on a connu un gros moment de tension. Edouard de Andreis est venu me dire qu'il faudrait peut-être ralentir le rythme, je voyais le coup où il allait encore falloir arrêter la collection ! Mais un auteur providentiel est arrivé pour tirer la collection vers le haut et lui insuffler un oxygène financier : James Ellroy. Il avait été refusé par tous les autres éditeurs en France, Série Noire, Presses de la Cité. Je me souviendrai toute ma vie de la lecture de Lune Sanglante, j'ai été complètement fasciné par sa façon de parler de la violence, radicalement différente de ce que j'avais pu lire auparavant. J'ai décidé d'acheter sa trilogie. De Andreis a tenté de m'en dissuader mais j'ai insisté. Le livre est sorti, il ne s'est pas vendu. Une seule bonne critique a paru, dans Le Dauphiné Libéré. Devant le caractère prétendument fasciste et raciste de Ellroy, certains critiques avaient évité de se mouiller. C'est alors qu'est intervenu mon ange gardien, Jean-Patrick Manchette, qu'on pouvait difficilement accuser de complaisance vis-à-vis du fascisme ou de l'extrême-droite… On se croise et il me dit : "Je viens de lire un livre génial sorti dans ta collection." Dans la foulée, il a signé pour Libération un article de soutien extrêmement élogieux et passionné sur Ellroy, dans lequel il écrit : "Lune Sanglante est un des plus remarquables romans noirs de la décennie par sa préoccupation intellectuelle élevée, son écriture savante et, pour le dire balistiquement, son épouvantable puissance d'arrêt."
C'est comme ça que les ventes ont décollé. La première édition de Lune Sanglante s'est épuisée en quelques semaines, tout comme ses romans suivants A cause de la nuit et La Colline aux suicidés, qui terminaient cette trilogie. Ensuite est arrivé Le Dahlia noir qui nous a obligés à passer au grand format et à développer la collection Rivages/Thriller avec James Ellroy et Robin Cook.

En dehors de Ellroy, quels ont été vos autres grandes rencontres en tant qu'éditeur ?
Le métier d'éditeur génère énormément de rencontres. Il m'a permis de rencontrer des personnalités fascinantes et d'avoir une grande proximité avec elles. Manchette, qui avait cessé d'écrire, a repris la plume dans la revue Polar, Robin Cook est devenu un de mes meilleurs amis, Donald Westlake également. Récemment, j'ai rencontré au Canada un jeune auteur passionnant, Dennis Lehane, qui, à mon avis, sera le grand auteur de demain et risque de supplanter James Ellroy. C'est un grand admirateur de Carver et Clint Eastwood vient d'adapter à l'écran un de ses romans : Mystic River.

Ces auteurs américains que vous avez révélés, Ellroy, Bunker, et les autres, ont-ils eu le même retentissement dans leur pays d'origine ?
Ellroy a également explosé aux Etats-Unis avec Le Dahlia noir. Un de ses derniers romans American Tabloid a été élu meilleur roman de l'année par Time Magazine. Mais, oui, c'est d'abord en France que leur talent a été reconnu. Et Ellroy lui-même m'a dit un jour que c'était d'abord en France qu'on avait reconnu le génie de Dashiell Hammett ou de Horace Mac Coy.

Vous avez qualifié le roman noir de littérature de la transgression...
Oui, un roman noir, c'est certes un roman qui met en scène des gens transgressant l'ordre social, l'ordre moral. Mais c'est aussi un roman de la transgression parce que l'auteur entraîne le lecteur vers un univers caché, celui qui est derrière la façade mais n'en est pas moins réel et vertigineux. A la différence du roman à énigme, il y a dans le roman noir un désordre qui ne sera jamais réparé, car la transgression a révélé un monde où la fracture est trop grande pour se résorber. Ce type de littérature n'est jamais triomphaliste, mais toujours désabusé.
Qu'importe que les coupables soient démasqués puisque de toute façon, qui que vous soyez, vous dormirez un jour du grand sommeil (2).

(1) Jean-Patrick Manchette (1942-95) : auteur français initiateur du néo-polar. Il publie l'essentiel de son œuvre entre 1971 et 81. Marqué par la guerre d'Algérie, la pensée d'extrême gauche et la critique situationniste, il installe en une dizaine de livres une esthétique politisée et contestataire : L'Affaire n'Gustro est directement inspiré de l'affaire Ben Barka et Nada dénonce les dérives de l'extrême gauche.

(2) Le Grand sommeil est le titre d'un célèbre roman noir de Raymond Chandler, auteur américain (1888-1959)

Cette interview réalisée par Gianni Segalotti remonte au 21 novembre 2002. Entre-temps Gianni, par ailleurs auteur de polars, a été publié au sein de la collection Rivages/Noir : François Guérif est désormais son patron.