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L'Oeil électrique #32 | Voyage / Sahara Dérive

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Nouadibou, Mauritanie. Zone industrielle côtière et poussiéreuse, où deux fois par semaine déboule le convoi automobile venant de Dakhla, au nord. A l’ouest l’océan, et le poisson, à l’est le désert, et le cuivre. Un long train achemine le minerai jusqu’au port, depuis les mines de Zouerat, en plein Sahara. Il y repart chargé de passagers, et nous sommes du voyage.

On débarque à la gare : des rails dans le sable, plus loin un petit préau. Nos visages pâles et surtout nos sacs attirent l’attention. Hommes, femmes, enfants, chacun s’occupe en attendant le train. Un type à la tête enturbannée se trimballe allègrement, fusil en main. Il s’approche et installe son étalage, en vantant les prix à gagner avec sa carabine à plombs : du thé, du sucre, du tabac. Un autre gars, qui a poussé à fond le volume de son radiocassette, fait la manche en échange de sa musique. Et puis le train arrive, et c’est la ruée. A trente francs le billet, la plupart des gens préfèrent occuper gratuitement les cuves à métaux, en proie à la poussière et au soleil, pour changer. La voiture passagers, c’est un toit, un plancher et des parois de bois, un banc de chaque côté, plus trois petits orifices pour l’aération. Couchées par terre ou assises sur les bancs, et inversement, une trentaine de personnes, nombreuses mais pas entassées. Ainsi sommes-nous là, trois jeunes blancs-becs aventureux, dans le dernier maillon de ce train transporteur de minerai.

Dans les cuves voyagent des mineurs qui retournent au charbon, des pêcheurs partis vendre leur marchandise à l’intérieur des terres, des familles en déplacement, des colporteurs en tout genre, des vagabonds. Parfois, chèvres et chameaux y sont hissés à l’aide d’un treuil. Du wagon, vu la taille et le nombre des orifices, il est exclu d’admirer le paysage, monotone désert de sable et de roche. Avec effroi, on se prend à imaginer le calvaire des pauvres hères employés à la construction du chemin de fer, aux bons vieux temps de la civilisation en marche. N’ayant alors rien d’autre à observer que l’intérieur, le regard s’aiguise et certains caractères se distinguent.

D’abord, ce petit homme en boubou blanc, chétif quadragénaire qui s’est assis à nos côtés avec un détachement feint… les passagers semblent aussi curieux de nous que nous d’eux. Assise en tailleur sur une couverture, une grosse femme à l’air faussement revêche joue les matriarches en fumant la pipe. Autour d’elle, une cour de femmes plus jeunes, un couple, deux ou trois bébés. A l’une des extrémités de la voiture, un second groupe de femmes. Derrière elles, sur la paroi jaune, parmi d’autres inscriptions, des croix gammées ont été peintes, errance suspecte d’un symbole maudit. La tête sous un banc, le joyeux fou du village qui sonorisait la gare pique un somme. Alors que les femmes nous traitent avec une indifférence un brin factice, les hommes nous dévisagent avec un intérêt qui s’apparente à de la suspicion. Il y a là des Maures blancs, des Maures noirs et des Négro-africains, c’est la classification officielle qui, bien entendu, recoupe la pyramide sociale. Tous paraissent prêter une oreille discrète aux propos que nous échangeons avec Lâmine, le pharmacien au boubou guindé qui s’était placé à nos côtés. Il parle du pays, de la ville d’Atar, du cheikh qu’il va visiter. C’est un représentant de la bonne société mauritanienne, “la classe intellectuelle” dit-il, qui sait comment parler aux Occidentaux, et quoi leur dire. Pas le genre de compagnie qu’il nous faut si on veut se faire des amis.

Or, la litanie de son discours se voit relayée par la criarde musique indienne du fou qui s’est réveillé. Profitant de l’opprobre générale, je cale dans notre poste et dans son dos une cassette jamaïcaine. Cette tentative démagogique destinée à nous sortir du rôle de colons discutant avec le señorito local fonctionne à merveille : la matriarche lève un pouce approbateur, les gens rigolent de la farce et la musique leur plaît. Un grand Noir aux allures de Goliath, le boubou crade et la peau couverte de petites plaies, vient nous serrer la main. Les Maures en sourient jaune. Les tensions chromatiques, dans cet espace réduit, sont impalpables mais bien présentes, et un simple reggae suffit à les faire saillir. Pourtant la musique a ouvert une porte, alors j’entre et me dirige au bout du wagon.

Là, un pêcheur noir à l’aspect misérable, venu des cuves par le bras d’arrimage comme s’il descendait trois marches d’escalier, exhibe un carnet de photos où on le voit en boubou richement brodé, et entouré de superbes jeunes femmes. Le mystère quant à son changement de condition restera entier. Arrive alors le contrôleur en uniforme hip hop, qui dit aux nouveaux venus des cuves quelque chose comme “Abusez pas, les gars...” ; certains rebroussent chemin en rampant le long du serpent de fer. Le fonctionnaire ferroviaire connaît la France, y ayant séjourné quinze jours dans le cadre d’un jumelage municipal auquel étaient invités les petits Africains “bons en foot” de sa commune. S’il est devenu contrôleur, c’est parce que son diplôme d’anglais est inutile, les profs étant choisis par piston dans les tribus maures blanches dirigeant l’Etat. A l’écouter, le pays n’a pas d’avenir, et en Afrique “tout ira de pire en pire”. Il ne voit qu’une seule issue, l’émigration, endossant à son tour la défroque de l’aspirant clandestin, Nike & co, prêt à passer de l’autre côté du décor.

Au rythme de ses paroles, le ciel s’obscurcit, et tel un couperet, la nuit tombe sur le désert ; alors les ombres commencent à danser dans le wagon. La configuration des lieux a changé. Mes camarades conversent à droite à gauche. Goliath, rejoint par quelques amis des cuves, passe ses cassettes dans le poste, des quelconques tubes des années 80. Perchés comme des rapaces sur le banc d’en face, Lâmine et le jeune Maure blanc qui l’a rejoint l’épient d’un air réprobateur. Les différences de postures corporelles sont particulièrement remarquables entre la garde maure et la bande à Goliath. Les dignitaires sont toujours pliés sur eux-même, tout en angles aigus, et les parias, étalés de tout leur long ou installés le plus confortablement possible. Je crois alors déceler derrière les enchevêtrements acrobatiques de coudes et de genoux des Maures au repos, l’artificielle différenciation à laquelle se soumet cette race supérieure-là pour garder son statut. Et pendant que je médite le sujet en me grattant le menton dans les ténèbres grandissantes, le pêcheur à la double vie sort brusquement un long couteau et le plante avec force dans une des poutres du plafond ; il y fixe la lanterne maison, une bougie dans une bouteille en plastique découpée. Dans le wagon, un ange passe.

Le train poursuit son avancée sur le vide lunaire – dans les cuves, on doit sérieusement se geler. La nuit déroule son chapelet d’étoiles, de ronflements sonores et de conversations étouffées. Le second de Lâmine montre en douce un feuillet porno venu des Canaries – c’est l’Amérique ! L’unique compartiment s’ouvre de l’intérieur, ses occupants ayant vu le nombre des passagers se réduire après deux arrêts dans le désert. Pendant ce temps, autour du radio-cassette, la tension monte. Un combat musical oppose Noirs et Maures, le poste passe de mains en mains ; le champion des uns, Lionel Richie, remplace celui des autres, un chanteur égyptien sirupeux, puis l’inverse, indéfiniment... le jeu est assez amusant en soi, mais le résultat musical plutôt déprimant. Histoire de mettre tout le monde d’accord, je joue les propriétaires et cale benoîtement une bande du groupe L’Attirail, musiques d’Europe orientale aux sonorités assez ferroviaires. Cette fois, tout le monde tombe d’accord : ça ne leur plaît pas ! Mais, hasard de la technique ou mystère de la vie sur terre, la touche Eject ne répond plus aux commandes, et après d’infructueuses tentatives d’effraction dans l’habitacle de la cassette, le public se résout à supporter en fond sonore ces impétuosités balkaniques.

La drôle de mélodie qui accompagne le train du désert ne suffit pas à effacer la sale impression que laisse cette bataille par bandes analogiques interposées. L’hostilité affichée dans leurs postures appuie le propos, jusqu’à la dispute sous-jacente pour accaparer notre compagnie – celle des Occidentaux. Ce wagon est le théâtre de leurs affrontements et nous en sommes l’assistance prise à parti. Quand le rideau tombe, les non-dits, le mépris et la haine qui séparent les uns des autres rendent l’air nauséabond. L’espace réduit, la subtilité des manœuvres belliqueuses, les Blancs face aux Noirs donnent à la scène la physionomie d’un jeu d’échec. Dans l’obscurité, chacun prend alors l’apparence qui lui revient : Lâmine est petite tour, son second pion, la matriarche reine, le fou joue son propre rôle...

Echec et mat, je gagne le compartiment. Deux de ses occupants sont présentés par les autres comme des membres du Front Polisario (le front de libération saharaoui) en route vers Tindouf, leur QG, en Algérie. Les deux recrues sont un quadragénaire silencieux à demi marocain, et un jeune vigoureux estampillé fleur au fusil. Celui-ci, dans un espagnol rudimentaire, cite avec jubilation les exhortations de José Marti, alors que son compagnon l’encourage du regard. On rigole entre soi, fraternellement. De la couchette d’en haut, un petit vieux à l’allure énigmatique montre sa tête.

Perché tel quelque étrange oracle, ce chétif vieillard à la peau très brune, vêtu d’un boubou blanc immaculé, figure son Ghandi de grand chemin. A son invite, je me hisse à l’étage et, la nuque courbée contre le plafond, assis en tailleur face à lui, me fais son interlocuteur. Après quelques questions personnelles, la conversation embraie cordialement sur les relations entre Arabes et Juifs. Inévitablement, elle dévie sur le conflit israélo-palestinien. Nous devisons de loin, avec sagesse. Je me sens sur un petit nuage, entre les mots de ce compartiment qui file à travers le désert et la nuit. Mais, à l’issue d’une suite d’accords acquis spontanément, intrigué de ne m’avoir senti ni faucon ni colombe, voilà la vieille chouette qui commence à me prendre pour un pigeon. Alors, habilement ponctués des plus mignonnes déclarations d’intention, ses arguments deviennent scabreux, dans le genre vague antisémitisme de salon. La joute dure une heure de temps, le ton monte et descend, et vas-y que je te prends le bras, et moi le tien, et le discours ne tient plus que pour la forme, peu disposé que je suis à digérer ses salades, mais il ne m’entend même plus, il fait son show, s’exalte à l’idée de la future suprématie de la civilisation arabe en postillonnant, et Lâmine, qui depuis peu nous écoute et jouit du discours, en mouille presque son boubou.

Le train s’arrête, bourgade de Choum. Il doit être cinq heures du matin. On garde le poste… ne serait-ce que pour ne pas casser les affaires de l’Indien sous le banc. L’assemblée se sépare, chacun prétendant savoir plus ou moins ce qui lui reste à faire, nous comme les autres.