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L'Oeil électrique #4 | Société / L’angle mort

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SOCIÉTÉ / L’ANGLE MORT .

La balance commerciale de la France est largement excédentaire et les entreprises font des bénéfices records. Pourtant, les CDD sont devenus majoritaires parmi les embauches, le travail intérimaire connaît une expansion phénoménale, et le chômage de masse est durablement installé.
Des richesses sont créées en permanence dans notre pays, mais la précarité ne cesse de progresser chez les Français. Comment donc expliquer un tel paradoxe ?

Les médias ont pour habitude de dénoncer dans leurs séquences " sociales " les conséquences des politiques qu'ils encensent dans leurs pages économiques. Une telle schizophrénie n'est pas seulement imputable au cloisonnement des rubriques et à l'absence de réflexion collective. Elle ressort d'abord d'une idéologie, d'une construction du monde qui voudrait que le " social " (l'emploi, le chômage) se ramène à une somme de récits et de performances ou de défaillances individuelles au lieu de constituer le solde d'une politique économique et financière obstinément poursuivie depuis vingt ans par les gouvernements de droite comme de gauche. Ce point de départ permet de comprendre comment et pourquoi les grands médias, en " montrant " des souffrances de chômeurs, en rabâchant les histoires poignantes de parents soucieux d'obtenir une prime de Noël qui leur permettrait d'offrir un sapin à leurs enfants, ont (même quand c'était sans le vouloir ou sans le comprendre) " caché " ce qui importait : la nature très économique (et donc très politique) des revendications des chômeurs. Car, comme toujours, la charité détourne de la justice, la compassion tue la compréhension. Et le type de sympathie que procurent les reportages larmoyants est doublement pervers : d'une part, il exonère les médias de leur responsabilité dans la propagande des politiques néolibérales qui ont fait pousser l'insécurité de l'emploi comme une mauvaise herbe ; d'autre part, il prépare l'acceptation par l'opinion de mesures gouvernementales dérisoires, mais qui semblent signaler une volonté de secourir les " détresses les plus criantes ". Présenté par les commentateurs comme la marque d'une " écoute " et la preuve d'un " réalisme de gauche ", le milliard de Jospin aux " exclus " ressemble alors un peu à la pièce de monnaie tendue au mendiant pour qu'il aille mendier ailleurs.
Ailleurs, c'est précisément là où il faut se rendre pour voir ce qu'on cache et qui, en définitive, importe plus que ce qu'on étale. Depuis quinze ans, le chômage a doublé. Or, pendant la même période, une autre évolution économique s'est produite : la part de la valeur ajoutée - c'est-à-dire de la richesse nationale - affectée au travail est passée de 68,8% en 1983 à 59,9% en 1997. Ce que le travail a perdu (8,9%), c'est le capital qui l'a gagné. Or il s'agit là d'un basculement considérable : la richesse produite en 1997 étant supérieure à 8100 milliards de francs, 8,9% de cette somme représentent plus de 720 milliards de francs. La télévision n'aime pas les chiffres, ou en tout cas pas ceux-là ; on comprend qu'elle préfère les sempiternelles images de chômeurs qui " témoignent " de leur souffrance. Mais le " témoignage " des chiffres est au moins aussi parlant : 720 milliards d'arrachés au travail - et donc aux salariés et aux chômeurs à la fois - c'est dix fois la somme que coûterait le relèvement de tous les minima sociaux, y compris la création d'un RMI pour les jeunes de 18 à 25 ans. En d'autres termes, le mouvement des chômeurs, qui exprime les aspirations solidaires des victimes de la " crise ", ne fait que réclamer 10% à peine de ce que le capital leur a pris depuis quinze ans. Perçues de cette manière, les demandes des chômeurs, loin d'être utopiques, témoignent d'une réelle modération, d'un " réalisme de gauche " au moins aussi digne d'être salué par les grands commentateurs que l'obole d'un milliard de M. Jospin.
Et ce n'est là qu'une des facettes de la nature fondamentalement économique d'un mouvement de lutte trop souvent enfermé par les journalistes dans la protestation " sociale ". En effet, les médias auraient aussi pu rappeler que, depuis le début de la " crise ", on nous a d'abord expliqué que " les profits d'aujourd'hui seraient les investissements de demain et les emplois d'après-demain ", puis que la réduction de l'inflation renforcerait la compétitivité des entreprises et que le rééquilibrage du commerce extérieur réduirait le chômage, enfin que davantage d'union européenne signifierait davantage d'emplois. Résultats : alors que les profits des entreprises ont atteint un niveau historique (au point que celles-ci, qui d'habitude empruntent aux ménages, ont acquis une capacité excédentaire de financement), alors que le commerce extérieur enregistre un solde positif de 173 milliards de francs, alors que le marché unique et la monnaie unique sont presque choses faites, le niveau du chômage, lui, n'a jamais été aussi élevé en France et en Europe.
Il y a quelques mois, Dominique Strauss-Kahn, aussitôt encouragé par Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France, a évoqué le besoin de réduire le déficit budgétaire, le faisant passer de 3% à 2% du PNB. Ici encore, même si les médias n'y ont pas pensé, on pouvait établir un lien entre l'intention affichée par le ministre des finances et le relèvement des minima sociaux : 1% du PNB d'économies supplémentaires, c'est en effet plus de 80 milliards de francs à trouver ou à ne pas dépenser. Ainsi, quelques semaines seulement après que Lionel Jospin ait refusé de consentir à un relèvement des minima sociaux, le jugeant trop coûteux, son ministre des finances se déclarait disposé à sacrifier à l'orthodoxie monétaire une somme bien supérieure. Mais, une fois de plus, l'enfermement idéologique des médias dans une représentation compatissante et charitable de la situation des chômeurs leur a permis de ne pas faire les rapprochements qui s'imposaient. Exhiber un homme à terre permet aussi de ne pas montrer les forces qui l'ont terrassé et de ne pas chercher celles qui lui permettraient de se relever. Qui jurerait qu'il s'agit là d'une simple coïncidence ?

L'angle mort a été publié pour la première fois (dans une version légèrement différente) par La presse sous les occupations, le journal de la Commission Médias de l'Assemblée des chômeurs et des précaires de la Maison des Ensembles - 5, rue d'Aligre - 75011 Paris).