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L'Oeil électrique #5 | Nouvelle / Si la main droite de l’écrivain était un crabe

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Par Eric Chevillard.
Illustrations : Christophe Ronel.

Si la main droite de l’écrivain était un crabe

Déjà apparu dans deux romans d’Eric Chevillard, Crab est un personnage mystérieux et protéiforme, qui apparaît ici dans différentes circonstances...

Pas plus compatissant que Crab, mais sa compassion d’une nature et d’une forme très particulières : ainsi ne se met-il pas à la place d’autrui, quand autrui souffre ou croupit dans la plus noire misère, mais, par une opération mentale identique, simplement inversée, il met autrui à sa place quand il souffre lui-même, Crab, ou croupit dans la plus noire misère. Méfiez-vous de lui ! Car à tout instant, vous risquez de vous retrouver dans la situation catastrophique où gémissait Crab une seconde auparavant, au cœur du sinistre qui ravageait sa propriété, et vous voici alors pouilleux de ses poux, ruiné par sa faillite, amputé de son bras, et le cœur dévasté par le départ de son épouse. Et souffrant d’autant plus, affligé d’autant plus que Crab soudain se sent gagné par la vraie compassion et tout ému, tout attendri, se fait un devoir moral de prendre soin de votre femme délaissée et d’occuper le poste désormais vacant de directeur général de vos entreprises florissantes et de leurs succursales.

Autrefois, dit le guide, avant que ce volcan ne soit éteint, ses éruptions étaient terribles : des flots de lave en jaillissaient qui se précipitaient en bas, dans la vallée, si rapidement que nul ne pouvait fuir – les pertes humaines étaient considérables.

À présent, continue-t-il en indiquant de son bâton un passage entre deux roches, à présent ce sont plutôt les avalanches qui sont à craindre, en hiver, il arrive que des blocs de neige instables se détachent et dévalent en grossissant jusqu’en bas : à chaque fois nous déplorons des morts et d’irrémédiables dégâts dans le village.

C’est le printemps, les neiges ont fondu depuis longtemps. Depuis plus longtemps encore le volcan est éteint. Derrière leur guide, Crab et ses compagnons de randonnée forment un petit peloton qui lentement gravit les pentes, c’est raide mais le point de vue est magnifique, la lave durcie puis désagrégée nourrit aujourd’hui les mélèzes et toute une végétation d’arbrisseaux aux feuilles duveteuses. On va atteindre le sommet. Là-haut s’ouvre le cratère – il faut voir ça. Or Crab en se hâtant trébuche sur une pierre et tombe à la renverse, l’inclinaison de la pente est telle qu’il ne peut se relever, au contraire, prend de la vitesse, dévale en boule, en roulant sur lui-même enfle, se boursoufle, avec un fracas de tempête déferle sur le village – comble la vallée.

La première fois que Crab fut pris pour un éléphant, il se contenta de sourire et passa son chemin. La deuxième fois que Crab fut pris pour un éléphant, il haussa simplement les épaules et s’éloigna. La troisième fois, il laissa échapper un geste de mauvaise humeur. La quatrième fois, il en conçut quelque inquiétude. La cinquième fois, enfin, il devina que ses ennemis avaient comploté de le rendre fou. Et la sixième fois, il ceintura brutalement le petit malin et l’envoya valser à dix-huit mètres de là.

Crab, quand il fend la foule, c’est comme un fleuve traversant un lac, il se mélange pour de bon aux hommes et aux femmes qui la composent : à celui-ci il va laisser son propre bras, ou quelques-uns de ses doigts à celle-là qui du coup en aura la main pleine et certainement plus qu’il n’en faut, telle autre en revanche lui cédera une jambe, parfois une jolie jambe, nue, galbée, d’un petit vieillard il emportera non seulement le chapeau mais la tête, et plus généralement toutes les cellules de Crab délayées dans ce grand bain se désassemblent, font des rencontres, d’autres les remplacent – il a son compte lorsqu’il ressort de la foule, à peu près son compte, on peut toujours chicaner, bien sûr, car ce n’est plus le même homme : et pourtant on le reconnaît tout de suite, on sait tout de suite et avec certitude que c’est lui.

Dévoué serviteur de Dieu, Crab toutefois ne peut s’empêcher de soupirer les jours où son maître lui demande de changer l’eau des poissons.

Mauvais épouvantail, Crab, d’un nid de grive il a fait son chapeau.

Crab est si vif, si rapide, si impatient aussi qu’il sculpte ses bonshommes de neige à même l’averse, avec les flocons qui voltigent, jusqu’à trois ou quatre bonshommes dûment pourvus de pipes et de chapeaux, un à un qui s’écrasent au sol.

Crab possède une horloge haute de deux mètres, un beau meuble de style ancien en merisier avec son cadran émaillé, son balancier de cuivre, ses deux poids de fonte, qui sonne gravement les heures et dont – chose indispensable pour un homme comme lui, grand amateur, on le sait, de plongée sous-marine – l’étanchéité est absolue, qui résiste par ailleurs à la pression de l’eau jusqu’à trente mètres de profondeur.

C’est une douleur aiguë au thorax qui cette fois conduisit Crab chez son médecin. Environ un mois plus tôt, il était déjà venu le consulter pour un mal de ventre inexplicable, puis, la semaine suivante, pour des bourdonnements d’oreilles, et quelques jours plus tard encore, en raison de violentes migraines. Le médecin n’avait rien trouvé et Crab s’en était reparti avec ses maux. Il en souffrait toujours, d’ailleurs, mais – on le connaît, stoïque, endurant – il s’y était habitué pour ainsi dire, il vivait avec et n’y pensait plus. Or voici que sa gorge fut prise à son tour, et lorsqu’il s’éveilla avec en plus du reste cette douleur aiguë au thorax, Crab décida sagement de retourner consulter. Le stéthoscope ni les palpations ne révélant rien d’anormal, le médecin en arriva à soupçonner son client d’être soit un hypocondriaque trop conscient de son corps, sensible à l’excès au jeu de piston de ses organes, à la circulation de ses fluides, et les interprétant comme des symptômes de maladies graves dont alors il imaginait subir déjà les attaques, soit un simulateur uniquement soucieux d’obtenir des certificats pour échapper à la corvée quotidienne du travail. Cependant, puisque, d’une part, Crab ne semblait pas affolé par son état et que, d’autre part, sa paresse lui était un alibi suffisant pour le dispenser de l’exercice d’une quelconque profession, le praticien résolut de pousser plus loin les examens et analyses. Crab fut admis à l’hôpital. On eut recours aux méthodes d’auscultation les plus perfectionnées et c’est ainsi que furent détectées enfin ses nombreuses malformations congénitales – du jamais vu : à la place supposée de son estomac, en effet Crab avait un cœur, à la place de la rate, un autre cœur, à la place du foie, une autre cœur. On distinguait très nettement deux cœurs sur les radiographies là où auraient dû se trouver ses poumons, et deux autres plus petits là où auraient dû se trouver les éléments de ses oreilles internes ; quant à son pharynx, un cœur en assumait vaillamment les fonctions. On ne compta – sous réserve de découvertes ultérieures – pas moins de huit cœurs dans le corps de Crab en plus de celui qui distribuait le sang dans ses veines. Cela explique bien des choses, l’amabilité de Crab, son écoute d’autrui si attentive, ses appétits de fin gourmet, son absence totale de fiel et cette jouissance visible – que nous pensions feinte – qu’il éprouve à simplement respirer le même air qu’une femme. Quant à calmer ses douleurs récentes, impossible, l’âge en est seul responsable, l’usure de ses cœurs fatigués de battre – il va devoir s’en accommoder, refréner ses ardeurs, ses bontés, se durcir.

Cette tour de 87 mètres, la plus haute de la ville et sa plus grande fierté, édifiée au XIIIème siècle en hommage à sainte Aminata, où l’audace de l’architecte qui avant de faire démonter ses échafaudages la couronna encore d’une flèche monumentale, semblable pourtant par sa finesse à celle que l’archer décoche lui aussi droit dans l’azur quand passent les canards au zénith, rencontra l’art précis du sculpteur qui orna les arcatures de ses treize étages de festons, d’infiniment délicates ciselures, d’ajours en forme de fleurs, et de colonnettes torsadées à petits chapiteaux de marbre, et qui mobilisa le travail de huit cents hommes, depuis les briquetiers jusqu’aux maçons et aux charpentiers, sous le commandement de trois maîtres d’œuvre successifs tous dévoués corps et âme à sa construction, achevée en 1298, orgueil de la cité durant sept siècles, en s’effondrant tantôt tua net Crab.