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L'Oeil électrique #7 | Voyage / A l’ouest de Denver

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Par Romain Guillou.
Photos : Marie Brazilier.

Denver, Colorado. Une chaleur terrible. Nous sommes au Melbourne International Hostel, à l'angle de la 22e rue et de Walton Street. Après avoir réservé une chambre pour quelques jours, non sans difficulté car la propriétaire, une dame assez âgée, est un peu dure d'oreille, je m'endors péniblement.
A l'aéroport, on avait trouvé un shuttle, une fourgonnette aménagée en taxi, dont le conducteur ne parlait qu'un anglais très approximatif. A l'arrière, un couple de petits vieux, venu de l'Ohio, sympathisait avec nous.

Lorsque je me réveille, le ventilateur tourne à fond. Les cafards ne sont pas encore sortis, il fait trop chaud. Ce soir, ils seront les rois. On ne le sait pas encore, et on s'en fout, car pour l'instant, tout ce qui compte, c'est de profiter de la ville. Le soir, on goûte, dans la cuisine collective de l'hôtel, divers produits américains, rapportés du Safeway (soupe Campbell's, anneaux d'oignons frits, purée de mais…). Nous passons quatre jours à sillonner la ville, qui, bien que capitale de l'état, reste de taille moyenne : on est loin des mégapoles comme Los Angeles et New York. Puis, on passe aux choses sérieuses : la voiture et les grands espaces. Comme il faut avoir plus de 25 ans pour louer une voiture sur place, on a loué la nôtre depuis la France. La combine consiste à passer par une agence de voyage française, mais ce n'est pas si simple ! Certaines agences nous ont soutenu qu'il est impossible de conduire une voiture de location si on n'a pas l'âge requis, d'autres ne voulaient nous faire la transaction que si on prenait le billet d'avion chez elles. Finalement, il n'y en a qu'une (elle nous aura quand même donné une adresse inexistante pour la société de location) parmi la dizaine que nous avons démarchées, qui a accepté de nous faire la location seule, et, conformément à la loi américaine, nous avons dû payer un supplément jeune conducteur.
Lorsque l'employé de la compagnie Avis nous montre la voiture, nous pensons qu'il se trompe, car nous avions réservé le plus petit modèle possible et la voiture qu'il nous montre est immense… pas très Kérouac le modèle, plutôt K 2000 ! Même l'intérieur, et surtout le tableau de bord sont dans le style de Kit (la voiture dudit feuilleton). Quelques minutes après nous avoir laissés, comme nous sommes toujours dans le parking, incapables de démarrer et un peu intrigués par la boîte de vitesses automatique, le vendeur revient et nous demande si tout va bien ; agissant comme si de rien n'était, je lui demande si on peut fumer dans la voiture.
Et puis, d'un seul coup, on part. On roule en ville, et alors tout devient magique : la voiture semble flotter sur la route, la radio joue Led Zeppelin et le rêve devient réalité (nous voilà projetés dans notre propre road movie !). On sort très facilement du centre ; Denver, comme la plupart des villes américaines est quadrillée par les rues et les routes - comme une feuille de papier millimétré. Moins de 20 minutes après avoir mis le contact, la route se met à grimper soudainement, et laissant les dernières maisons de la banlieue derrière nous, on commence, sans s'en rendre compte, la longue traversée des Rocheuses.
On avait choisi notre direction la veille. Un seul impératif : voir Monument Valley, un désert appartenant aux Navajos, dans lequel se dressent des monolithes de plusieurs centaines de mètres. C'était le point le plus éloigné que l'on devait atteindre et comme la location durait une semaine, on s'était donné quatre jours pour y aller. C'est après avoir discuté avec des clients de l'hôtel, personnages romanesques, aux accents parfois incompréhensibles (l'accent du Middle West étant celui du cow-boy enroué), qu'on avait choisi de partir vers Durango, au sud-ouest. Tout d'abord, à l'hôtel, il y avait Del, un ancien toxicomane, maintenant accroc au téléphone. En fait, il cherchait un emploi. Il était venu à Denver un an auparavant et galérait de petit boulot en petit boulot. Au moment où on l'a rencontré, il lui restait 20 $ en poche et deux nuits payées d'avance : soit il trouvait un poste dans les deux jours, soit il se retrouvait à la rue. Mais lui, il s'en faisait pas, il fumait blonde sur blonde et allait boire des verres avec des amis. Le soir, il mangeait au secours populaire : " La bouffe est délicieuse là-bas, j'ai jamais rien mangé d'aussi bon, et puis quand tu vois tout ce qu'ils jettent… ça serait dommage de ne pas en profiter ". Lorsque je lui ai demandé ce qu'il comptait faire quand il aurait trouvé du travail, il m'a répondu : "J'irai au Standish Hôtel… tu sais, c'est drôlement mieux là-bas : y a pas de cafard , et en plus, y a des télés dans les chambres ". Mais, il ne connaissait pas vraiment la région, et c'est donc plutôt Tod, un des employés de l'hôtel, un vieux bien sympathique, la voix comme un grognement, proche du râle, qui nous a montré tous les coins chouettes à voir dans le Colorado… et puis un autre employé est venu là-dessus, et ils ont commencé une véritable joute verbale : c'était à celui qui dénicherait le plus bel endroit de l'état. Un autre type à l'hôtel, un dénommé Paul Miller, mérite quelques minutes d'attention : la première fois qu'il nous a abordés dans la salle commune, il nous a fait une conférence sur sa vie passée, dans le Vermont, en Europe, son retour aux Etats-Unis. Il nous a raconté sa vie de chanteur, de parolier (pour, entre autres, un certain Joe Denver, chanteur country inconnu au bataillon), ses randonnées à cheval dans les montagnes… puis, il a sorti son appareil photo d'espion. " Je l'ai acheté pour moins de 1000 $, une affaire en or ! ". A chaque nouvel arrivant, il rejouait son numéro inlassablement. " …oui, moi je parle 12 langues… " et il clôturait son spectacle par l'appareil photo.

Ce qui nous frappe tout d'abord dans les Rocheuses, c'est leur ressemblance avec les Alpes… puis nous sommes surpris, car bien que nous soyons encore tout près de Denver, il n'y a presque aucune voiture. Un transporteur a arrêté son camion sur le bord de la route pour admirer le paysage : une ferme dans une immense plaine en contrebas. De temps en temps, une piste caillouteuse rejoint la route, et à l'intersection, une dizaine de boîtes aux lettres attendent patiemment. Entre chaque village, éloignés de plusieurs vingtaines de kilomètres, on ne voit aucune habitation… Seules ces boîtes trahissent l'existence de maisons tout au bout des pistes.
Après avoir taillé la route tout l'après-midi, on décide de trouver un motel pour la nuit. J'ai dans la tête les images du film De Beaux Lendemains : une très grande bâtisse construite sur un étage, en forme de U, avec un parking en son centre.
Tout à coup, nous captons une station rock sur la bande FM, signe qu'on se rapproche d'une ville ; le changement est agréable… ras le bol de la musique country programmée sans relâche sur les grandes stations. C'est alors qu'au détour d'un virage, on aperçoit les premières maisons de Gunnisson, ainsi que son cimetière perché sur une petite colline, au milieu des arbres. La route se dédouble soudainement, et c'est comme si une autoroute coupait la ville en deux rives distinctes. On inspecte alors les motels, tous à l'entrée de la ville, le long de la route principale, pour comparer les tarifs. Problème : les prix varient entre 300 et 600 francs pour une chambre double ! Déçus de ne pas dormir dans le symbole de " l'Amérique sauvage ", on prend le chemin du centre ville pour demander la direction du camping le plus proche. En route, on passe devant une maison ressemblant à un chalet et qui me fait penser à celui qui est dans l'album Washing Machine de Sonic Youth. Devant l'entrée, accroché à la gouttière comme une serviette en train de sécher, flotte un immense drapeau américain. La chanson Dancing With Mr D des Rolling Stones sort de la maison, ainsi qu'un type, et, on lui demande des renseignements sur les campings. Il nous invite à rentrer, et après nous avoir dit qu'il faisait moins de 0° la nuit (en plein mois de septembre), lui et son locataire nous proposent de dormir dans leur salon. Pour les remercier, on va au liquor store à quelques blocs de là. A notre retour, plusieurs personnes sont arrivées ; certains révisent des cours, d'autres discutent devant un puzzle (représentant les canettes de différentes bières américaines). Durant la soirée, on

rencontre Jon, un jeune professeur fan de Kerouac - il fait d'ailleurs étudier Sur La Route à ses élèves… Bien plus tard, on se réveille dans une pièce dont la température me rappelle celle d'une chambre froide. Après avoir fait le plein de provisions, on prend la route, direction Durango. On suit le cours de la Gunnisson River pendant un moment et de nouveau, nous bifurquons sur une route quasi déserte (la 149). On fait une pause à Lake City et on s'aperçoit que la route qu'on voulait prendre de Lake City à Silverton n'est praticable qu'en quatre roues motrices. Etant donné le peu de routes qui sillonnent le pays, nous sommes obligés de faire un détour de 100 km ! Pour fêter ça, on reste visiter Lake City, une petite ville comme on en voit dans les westerns où Clint Eastwood est le héros, avec un centre ville far west : la plupart des maisons sont construites avec des planches de bois, les autres sont carrées, sans toit, dans le style des banques et des prisons dans les films de cow-boys.
Un peu plus loin, à Creed, il faut faire le plein. A la station (une vieille baraque en bois), je reste devant la pompe, incapable de la faire marcher, ne connaissant pas le coup du bras mécanique à actionner. Arrive un gus en salopette, les cheveux blonds comme le foin, la trentaine, en tout cas, on le croirait sorti du livre de Steinbeck Des souris et des hommes, c'est Lennie tout craché. Il nous aide et nous commençons à bavarder. Il est tout surpris de voir des Français dans son village, se demande ce que nous faisons dans ce coin perdu alors que nous habitons la France… Il est encore plus étonné d'apprendre que nous voyageons en couple alors que nous ne sommes ni mariés, ni fiancés !

En milieu de journée, on arrive de l'autre côté des Rocheuses. Les conifères se font de plus en plus rares et laissent place à quelques buissons touffus. La route, une bande de goudron sans bas-côtés, grossièrement posée au milieu d'un désert, devient longue et droite. Les voitures commencent à affluer, et on croise même quelques camions, qui vu la taille des voitures américaines et l'immensité du paysage, n'ont plus l'air si démesurés. Tout ce petit monde semble venir de nulle part ; mais bientôt voilà Durango au bout de la route.
On y trouve une auberge de jeunesse, qui ne fait pas de frais de chauffage. En ville, une multitude d'Allemands en short, de Japonais mitraillant le paysage et de Français braillards, à la limite du grotesque. Les cars affluent et vomissent leur trop plein de touristes qui vont alors se précipiter pour prendre le " vieux " train de Durango. ( " Une charmante petite ville qui a su conserver l'atmosphère d'autrefois " selon le Guide du Routard…) La rue principale est reconstruite dans le style Western (saloons, magasins de chapeaux, trottoirs couverts, tout en bois). On se croit dans des studios à Hollywood, ça sent presque le papier mâché et la peinture.
Le lendemain, toutes vitres ouvertes et sous un soleil de plomb, on se dirige tranquillement vers le 4 States Corner Point, le seul point commun à quatre états dans tout le pays. C'est magnifique : il n'y rien à voir, si ce n'est des dizaines et des dizaines de gens se faire tirer le portrait à l'endroit précis où les frontières se rejoignent. Et bien évidemment, tout le site est grillagé et son entrée est payante… Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se vend… Par contre, côté paysage… sur chaque bord de la route, droite comme un I, la terre desséchée par le soleil se change doucement en terre rouge et sablonneuse, et on aperçoit les premiers canyons. Je suis alors surpris par la quantité de capsules, tessons et canettes de bière abandonnés sur le bord de la route de ce côté des rocheuses. Peu importe où l'on s'arrête, le sol en est miné : peut-être que le lancé de bouteilles de bière constitue une tradition, comme celle du jeté des pièces dans un endroit inconnu pour porter chance (les chambres d'hôtel et les taxis sont truffés de pièces de cents, souvenirs de vœux).
On suit la route vers l'ouest jusqu'à Betatakin Ruin ; là-bas, il y a un camping. Le camping est gratuit - comme dans tous les parcs nationaux, une fois l'entrée du site payée, on dispose d'un emplacement entre les pins, et il y a par endroits des fosses septiques, c'est pratiquement du camping sauvage… et c'est tant mieux. Au fond d'un canyon, on voit une forêt luxuriante et des maisons troglodytes âgées de plusieurs centaines d'années qui sont les vestiges d'une civilisation indienne disparue de manière inexpliquée au quatorzième siècle. L'étape suivante nous amène à Monument Valley, à la frontière entre l'Arizona et l'Utah. Une fois dans le parc, on emprunte une piste, beaucoup trop fréquentée sur le début, la terre vole de partout. Ensuite ça se calme, puis finalement nous sommes seuls… c'est beau. Incroyable à voir de ses propres yeux.
Quelques heures plus tard, on repart, en direction du Lake Powel. Toujours et encore la route, et les grillages à dix mètres de chaque côté, ceinturant les étendues sauvages qui défilent. Et bientôt, voilà un décor lunaire, un sol rocheux au formes arrondies, couvert par endroits par des flaques de sable. Le voilà, le lac… il n'a pas l'air à sa place dans ce paysage aride. On s'arrête à Hall Crossing Marina. Ici, ni hôtel, ni station service, bien que tout sur la carte de l'état donne l'impression que c'est une ville (il y a un camping et un aéroport). Il n'y a presque personne non plus, on a l'impression que l'endroit est abandonné, mais nous sommes tout simplement hors saison.
Pour le camping (d'état), on suit les instructions du panneau à l'entrée : il faut écrire nos noms, notre numéro de plaque, la place qu'on a choisie, glisser dans une enveloppe le montant du prix de la place et la déposer dans une urne. Le système se base sur la confiance et l'honnêteté… surprenant.
Après la douche froide du camping (elles le sont toujours, lorsqu'il y en a, dans les campings publics), on met le cap vers le nord. On roule sans se presser, la vitesse étant limitée à 80 km/h ; et de temps en temps, on prend une piste sur quelques centaines de mètres, histoire de quitter la route.
A Moab, on réserve deux nuits dans une auberge de jeunesse - elles sont en ville souvent moins chères que le camping. Le retour à la civilisation est brutal : une famille de Français hurle au scandale dans un supermarché car ils ne trouvent pas de petits suisses, les gens avec qui on partage le salon-cuisine se gavent de télé, et rient jaune lorsque le présentateur parle de l'affaire Clinton.
Bref, c'est reposés et heureux que nous reprenons la voiture. On remonte le cours de la Colorado River, dans une petite vallée. Sur notre droite, les falaises ressemblent à des amas de roches éboulées. Plus loin, dans une plaine, on passe à travers une ville fantôme, l'herbe a envahi toutes les cours, et seuls quelques graffitis nous ramènent à notre époque. On passe une voie ferrée et quelques kilomètres plus loin, on rejoint la Highway 70 : voilà donc où sont toutes les voitures ! On file vers l'est dans le flot pressé des voitures, pour ne retrouver le calme qu'à la sortie de l'autoroute. Dans un camping perdu au milieu de la montagne, on s'endort dans la voiture. Il fait bien trop froid pour planter la tente.
A l'aube, on repart avec un pincement au cœur… à 14h nous serons à nouveau des piétons. Je roule tout doucement pour profiter de ces derniers moments, mais déjà, on aperçoit les gratte ciel de Denver, la route plonge à toute allure vers la ville et la fin de notre aventure.