Par Stéphane Corcoral. Photos : Arno Guillou.
Y a-t-il une vie lorsque l’actualité suivant chaque sortie discographique est
retombée ? C’est la question que nous nous étions déjà posée dans un précédent
numéro, et ce coup-ci, c’est au tour de Pascal Comelade de s’y coller. La
logique de l’exercice est simple : aucune question relative à la musique. Et
voilà que, bizarrement, notre sujet ne parle que de ça.
Tu aimes faire des interviews ?
(Il réfléchit)… J’aime bien parler. De tout. J’adore ça. Donc j’aime
les interviews. Le seul truc qui est pas naturel chez moi, ce sera la radio en
direct. J’appréhende beaucoup le direct. Et là où je serai incapable de parler
par contre, c’est la télé. Là j’ai un blocage total.
Tu fais beaucoup d’interviews en dehors des périodes promotionnelles
?
Il y a une crête en période de sortie de disque, mais il y en a
régulièrement. Ceci dit, dans la presse spécialisée, t’en arrives effectivement
à une caricature où on va parler d’un musicien dans un laps de temps très court
: la période très courte qui suit la sortie de son disque. Pour un musicien, ça
peut être très dangereux au niveau de la durée de vie d’un disque. Si je fais
une comparaison avec il y a vingt ans en arrière, un disque avait une durée de
vie de peut-être… un an à quinze ans ! Alors qu’aujourd’hui, la durée de vie
d’un disque est très courte. Donc, il y a cette espèce d’hystérie collective à
la sortie d’un disque où il faut absolument avoir énormément de presse, se
montrer, être partout, avoir des radios, des télés, ceci, cela… ça peut durer
une semaine, ou quinze jours dans le meilleur des cas, et puis après tu as plus
rien. Et c’est un peu stupide, parce qu’à l’arrivée quand tu es lecteur, t’as
l’impression de lire un catalogue des nouveautés. A la limite, le catalogue
d’une grande surface pour montrer ses produits, ça équivaudrait exactement au
contenu de n’importe quelle revue spécialisée. C’est un peu le problème… Quand
tu rajoutes à ça qu’évidemment, il y a des deals entre la presse et les maisons
de disque… L’autre problème que ça crée, c’est le manque de critique. Je pense
sincèrement qu’ils y vont pas dans la critique, alors que ça générerait des
conflits intéressants. Je sais pas si tu as lu les chroniques de Vian sur le
jazz… Les polémiques qu’il y avait dans le petit monde du jazz dans les années
cinquante/soixante étaient très violentes. ça allait jusqu’à l’insulte.
Honnêtement, en tant que lecteur amoureux de musique, ça me manque énormément.
Ce côté très lisse, très poli, aussi bien dans les interviews que dans les
textes ou dans les critiques… Je crois qu’il faut pas hésiter à dire : "Je
pense que ça, c’est de la merde. J’ai peut-être tort, mais je vais expliquer
pourquoi, etc." Alors évidemment, y’en a de la critique, mais sur des trucs
complètement évidents : tu vas lire que Notre Dame de Paris, c’est de la daube !
C’est pas ça qui fait avancer quoi que ce soit.
En tant que musicien, le fait d’être interviewé cinquante fois en une semaine
lors des périodes de promotion, est-ce que ça te fait rentrer dans une sorte de
mode automatique, où tu vas toujours raconter les mêmes choses ?
C’est la première fois que ça m’arrive. Honnêtement, depuis six mois
maintenant, c’est la première fois de ma vie que ça m’arrive. C’est avec la
question : "Comment t’as rencontré PJ Harvey ?" Et c’est très difficile,
parce que je peux pas avoir cinquante réponses différentes. J’aimerais bien,
mais je peux pas. Et c’est systématique. C’est amusant parce que c’est posé de
diverses façons. ça va être : "Bon, je sais qu’on te l’a demandé cinquante
fois, mais… comment tu as rencontré PJ Harvey ?" Au bout d’un moment, si tu
as des tendances légères à la paranoïa, tu commences à te dire que si le mec te
demande ça, c’est qu’il pense que c’est une situation incongrue. Le mec connaît
la notoriété de PJ Harvey, et moi, il me connaît en tant qu’inconnu… donc il se
demande si c’est un coup…
Quelle est la question la plus stupide qu’on t’ait posée ?
C’était au début surtout. Par exemple, moi, j’ai un passé complètement
chaotique sur vingt ans de pratique musicale. Or, un jour, tu te retrouves
distribué. Et à partir du moment où tu es distribué, avec le jeu de la
marchandise, tu as le travail de l’attaché de presse qui est de faire venir la
presse. Tu as un produit neuf sur le marché, et c’est la grosse cavalerie. A ce
moment là, tu réalises que 9 fois sur 10, tu as affaire à des journalistes qui
te connaissent pas et qui cherchent le sujet sur lequel on va pouvoir ordonner
la discussion. A cette époque là, le gros sujet, c’était la localisation.
C’est-à-dire : "D’où tu es ?" Et effectivement, je suis de quelque part.
Et c’est ça qui a généré les discours les plus stupides. Parce qu’en France, il
y a un discours politiquement correct sur la non appartenance à quelque groupe
que ce soit, et là on me demandait de forcer sur ce truc là. On me demandait de
parler sur mes origines. ça veut dire qu’on va pas du tout parler de musique,
mais qu’on va surtout charger là-dessus.
Qu’est-ce que tu voulais faire quand tu étais gamin ?
(Il réfléchit longtemps). J’en sais foutre rien. (Il
réfléchit). Je n’ai aucune mémoire sur l’enfance et l’adolescence. C’est
totalement effacé.
Quelle est la personne qui t’a le plus influencé ?
J’aurais tendance à être comme Frankenstein : prendre une jambe de quelqu’un,
une oreille de quelqu’un d’autre, un oeil de quelqu’un d’autre et d’assembler
tout ça… Je suis quelqu’un de très influençable. Effectivement, il y a pas mal
d’individus qui m’ont influencé, pour X raisons… Et musicalement, il y aurait
plutôt des gens exemplaires dans la production musicale, l’attitude, la vie
même. Le premier nom qui vient, c’est Wyatt. Politiquement, on aura quelques
divergences. Mais pour la musique c’est évident… depuis trente ans : la musique,
la production, le discours sur la musique, la façon dont il parle des autres
musiciens, la personne, l’être humain. Figure exemplaire. C’est même
extra-musical. C’est vrai qu’au départ, c’est venu de la période Soft Machine :
le batteur-chanteur de Soft Machine.
Pour toi, aimer un musicien, ça dépasse le fait d’aimer sa musique ?
Pas pour moi, non. Je suis pas un fan. Je pense que j’ai jamais été fan, de
qui que ce soit. Si j’aime Neil Young, je me fous complètement de ce qu’il aime
manger. Pour Wyatt, il se trouve que c’est un musicien. ça aurait pu être un
charcutier ou un écrivain.
Quel trait de caractère as-tu hérité de tes parents ?
Je suis un peu trop nerveux. Sur scène, dans la vie, tout le temps. C’est
très pénible.
Tu vis au jour le jour ou tu as plutôt tendance à planifier ?
Au jour le jour. Pour tout. Il y a eu des périodes où j’ai rien fait pendant
longtemps, des périodes d’activité intense, de grosse production. Il y a un
petit côté paresseux-actif. Mais rien n’est planifié. Si je fais un bilan sur
les dix années écoulées, toutes les collaborations, toutes les propositions,
tout ce qui a été réalisé, à 99% est le fruit du hasard. C’est comme le truc des
jouets. Il y a quinze ans, on a voulu faire une parodie de big band avec des
jouets. Avec le temps, il reste les objets directement praticables : le piano
jouet, la guitare jouet… les moins limités pour un musicien relativement limité.
Si tu veux faire un parallèle, je serais pas un musicien comme Brian Eno qui
théorise, qui réfléchit tout le temps (et pour lequel j’ai une très grande
estime aussi). Il y a toujours un côté très instinctif et spontané dans ce que
je fais.
Album chez DSA/Delabel : l’Argot du bruit (ou mieux, Traffic d’abstraction,
sorti en 1993).
|