Amine Zaoui : La Razzia
1999, Le Serpent à plumes
Enivré jusqu'à l'écœurement pour oublier, s'oublier dans le souvenir des exilés, disparus, morts ou enlevés et qui ne cessent de se rappeler à vous, Massaoud Ben Massaouda, chercheur sur un champ de fouilles funéraires se remémore, à travers celle d'un bordel, l'histoire de son pays éclaté. " Aimée, nationalisée, islamisée ", la maison de passe traverse les étapes à mesure que le narrateur se découvre, s'égare avant de se perdre. Se perdre dans les bras de Washma (la tatouée), prostituée énamourée, pensionnaire de longue date qui résume les changements successifs par ce proverbe : " Baddal alhmar balghoul " (changer l'âne par un autre).
Rejoignant, dans l'univers de la littérature maghrébine de langue française, les écrits de l'auteur assassiné Tahar Jaoud , la plume très contemporaine d'Amin Zaoui révèle avec force l'interpénétration du réel et de la fiction. Professeur de littérature et directeur du théâtre d'Oran, ce romancier et journaliste fut d'abord menacé, puis exilé, en 1995 à Caen, (membre du réseau des "villes-refuges" constitué sur l'initiative du Parlement international des écrivains afin d'accueillir des écrivains et des artistes en difficulté dans leur pays) à la suite d'un attentat à la voiture piégée auquel il échappa de peu. Brûlées sur la place publique par des intégristes, ces publications sont toutes aujourd'hui interdites en Algérie. Dès lors, on comprend pourquoi les œuvres de cet écrivain nous ensevelissent doucement, enterrés vivants dans les errements d'un esprit égaré : le sien. Amine Zaoui est déraciné, exproprié, et sa quête d'identité revient comme un leitmotiv : violent. Alcool, sexe et religion ; le péché (al-ahram en arabe) est de toutes les pages de La Razzia pour mieux s'extirper de la soumission (titre de son second ouvrage), de toutes les soumissions. Et de s'interroger dans Sommeil du Mimosa : "nous, écrivains algériens, sommes-nous une espèce en voie d'extinction ?"
Je lis et relis Amin Zaoui en pensant qu' "on sort d'un livre comme on sort d'une chrysalide " ; oui, mais dans quel état !
EXTRAIT
En cachette, je lis son journal nocturne écrit dans une calligraphie fantaisiste et belle, toujours à l'aide du même stylo à plume et à l'encre verte, où en bas de chaque page est mentionnée la même heure " une heure et vingt minutes du matin ". […] Je m'accoude à la fenêtre et je me dis : " Depuis sept ans, je n'ai jamais su allumer son corps. Ce soir, une fois de plus je vais essayer. " Et comme les nuits précédentes, pendant des heures et des heures, face à face nous nous oublions dans nos lieux et dans notre langue, ceux qui n'existent que dans nos têtes, et nous parlons des amis assassinés et des autres exils Soudain, elle improvise au luth, cela m'aide à rejoindre mes amis disparus. Elle dort, je ne sais pas comment elle arrive à plonger dans un sommeil pareil, pour vite se retrouver dans un réveil sans pareil. Me voici seul face à cette chose belle et absente. Je sirote ma coupe de vin en détaillant ses traits et fumant ses seins noyés dans un déshabillé rose, couleur de mon verre. Nouba ne rêve plus. Depuis l'enlèvement de l'autre Nouba, ma sœur, elle ne fait que des cauchemars qu'elle s'empresse de me raconter le lendemain matin : des corps humains sans tête, des têtes sans corps, des femmes enceintes qui accouchent de bébés en barbe, des colliers faits d'oreilles humaines sanglantes entourant les cous de quelques mariées fatiguées, des villes en cendres et en fumée, des jeunes filles enlevées, des gouffres, des abîmes, des chiens errants et hurlants, des crieurs dont les voix aiguës, étouffées, et enfin, surtout, l'image de ce jeune imam pédophile et ancien étudiant en médecine.
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