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L'Oeil électrique #2 |

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Clarice Lispector : La découverte du monde
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Lire La découverte du monde ressemble à l'étrange évidence de vivre. À supposer le livre ouvert entre vos mains, vous ne lirez pas ce que j'ai lu. Seulement : les quelques pierres que je vais ramasser vous feront peut-être à votre tour vous pencher, et vos mains sauront alors dessiner celles que je n'ai su que toucher. Regardez.
Mercredi soir, elle sort de sa chambre. Elle laisse derrière elle le livre refermé sur le lit, sur le bureau. Dans les couloirs, dans les escaliers, elle est encore liseuse. La page marquée est celle de " État de grâce " ou un peu plus loin, celle de " Joie paisible - fragment ". Une sorte d'hésitation marque son pas, un diffus rayonnement lui monte au corps. Et puis un rire incertain dans le couloir avant de descendre, sans objet que : avoir lu, et c'est le plaisir. Elle a envie de se répéter et de dire à ceux qu'elle va rencontrer dans quelques instants : " Je suis en train de lire des textes de Clarice Lispector, une écrivain brésilienne ", et qu'ils comprennent sans autres paroles que le texte est là tout près d'eux, je viens de le lire, je suis ces deux pages, cet " État de grâce ". Car sans explication elle vit ce qu'il lui a dit, lui a montré, et ce mystère est en moi hors de tout phénomène d'identification. Vivre le lu. À-côté d'elle, elle reconnaît la lumière voisine du début de Bliss (Bénédiction), la nouvelle de Katherine Mansfield.
Elle lit de Clarice Lispector. La découverte du monde, recueil de chroniques commencées il y a trente ans, au Brésil, publiées chaque samedi entre 1967 et 1973 dans le Jornal do Brasil. Autant de fragments qui mêlent en les suivant ou les contournant les fils et les visages. Certains fils pourraient rassembler en grappes les textes ainsi égrenés : rencontres, conversations, menus faits quotidiens, récits, interrogations sur l'écriture, joies, peurs,... Les grappes sont en fait les branches siamoises d'un seul arbre. D'autres fils longent la lecture : les titres lui donnent rythme et respiration, et croisent le fil hebdomadaire des dates. Un dialogue suit son cours, sans cesse repris : avec les lecteurs du journal, avec des personnalités, avec les amis, avec un chroniqueur de football - Marguerite Duras, avec la même ignorance, le même humour, s'était retrouvée confrontée à cet univers autre en interviewant Platini. Le quotidien de ces fragments est aussi la passerelle vers l'œuvre de Clarice Lispector romancière, et son creuset. Bonheur clandestin. Un apprentissage. Aaua viva. Corps séparés, y puisent abondamment leur matière, confirmant l'ancrage de ces textes dans l'ensemble de son œuvre.
Un visage, une silhouette semblent émerger des lignes, et on croirait pouvoir faire un portrait : celui d'une femme longue, grande, brune, distinguée, lunaire comme elle s'affirme, belle comme elle se refuse - comme elle se refuse " écrivain " ou " intellectuelle ". Le visage se décline mère, amie, maîtresse de maison, citoyenne, conteuse La silhouette se dessine au détour de "Merci à la machine " : elle écrit, assise, sa machine à écrire portative posée sur les genoux, dans le silence. Mais elle-même dit ne pas savoir ce qu'elle est, ni ce qu'elle doit être. Alors on croirait voir Clarice Lispector esquiver les qualificatifs, elle tout à la fois audacieuse et réservée, pour affirmer, " Entre un et un ", les deux choisis écrits : femme, et personne. Et derrière ce mot double elle sans hâte épelle en toute assurance en toute intimité aimer vivre mystère écrire. Et encore silence. Enfance. Et on entend sa voix lourde, sa voix dans notre gorge, là où naît le tremblement de ce qui vit, de ce qui dit, de ce qui ressent. Et le visage retourne aux mots.
Ce sont les mots de la langue portugaise que Clarice Lispector écrit. Heureuse de renforcer le lien à cette langue par une " Déclaration d'amour ". Même s'il s'agit d'une traduction, ce lien à l'écriture s'ouvre à la liseuse - en même temps que le livre repris. Et la liseuse s'étonne de cette densité si bien mariée à ce qui serait légèreté non légèreté, légèreté de l'incertitude et de la sérénité fugitive. Là où les mots trouvent leur pertinence aérienne. Tournant lentement les pages, elle reprend sa lecture. Empruntant le regard de celle qui a écrit, elle poursuit la mise en mots du monde, d'un fragment à l'autre. C'est ainsi qu'à son tour elle découvre. Elle ne reçoit ni explication ni compréhension. Mais elle apprend le geste d'appréhension : geste de bienvenue, de qui accueille le monde et le redoute en même temps. Alors elle entre dans la nuit insomniaque d'une autre, où germe une pensée. Un souvenir, parfois un rêve ; ou une fois a surgi la ville de Brasilia. Elle respecte la mer et le silence qui s'inscrivent dans les lignes. Elle savoure la joie ou la mort venir aux mots comme on vient au monde. Elle a levé la tête.
Je suis la liseuse. La lecture ici me découvre que je vis, et qu'il y a plaisir. J'ai rêvé du désir de Clarice Lispector d'être un tigre. Maintenant je voudrais ma libération pour dire en quoi elle touche au plus profond. Cette lecture est une découverte mais d'un genre particulier : la conscience se découvre conscience d'elle-même en trébuchant, comme elle peut trébucher et se souvenir que les lunettes qu'on cherche anxieusement sont sur le nez, ou retrouver le crayon qu'on croyait perdu glissé derrière l'oreille. Lire La découverte du monde me fait trébucher pareillement, sans solennité, sans lyrisme ; je sens ce que j'oubliais de sentir, j'écoute ce que j'omettais de me dire. Je ramène à moi les objets hétéroclites que les textes déposent dans ma paume. Les yeux fermés toujours lisant, j'apprends à reconnaître leur point de rencontre qui est aussi le mien, celui de moi avec eux, qui ne fait qu'un avec le creux de la paume. Et c'est d'une simplicité touchante c'est : vivre. Avec sa conjugaison : je vis tu vis elle vit on vit vous vivez ils vivent. Avec ses autres temps : j'ai vécu j'aurais vécu je vivrai j'avais vécu je suis en train de vivre. Avec sa queue d'étoile filante : je dis que je vis, j'écris que nous vivons, je pense à vivre, je vis de penser et d'écrire et de souffrir, j'écris vous vivez. Dit la bouche de celle qui n'hésite pas non plus à parler de sentiments, de sensibilité - de " sensibilité intelligente " -, de peurs, de rosés, d'expériences. Ni à se taire. Ces pronoms personnels, ces formes verbales, sont chacun L'arrière-plan et la porte d'un texte, les différentes portes d'un même passage, ou l'unique porte d'un passage ouvert à tous les vents. La liseuse se retrouve face à elle-même dans l'étrangeté et l'évidence, comme aux moments où, sous des dates indiquant les mois d'octobre ou de novembre, Clarice Lispector écrit l'arrivée du printemps autour d'elle et en elle : temps de réflexion nécessaire, pour celle qui lit, avant d'épouser à chaque fois l'évidence de ce printemps inversé et naturel de l'hémisphère sud. On écrit : " Et je jure donc que la vie est belle ".

Les œuvres citées de Clarice Lispector sont aux Éditions des Femmes

Mathilde Thorel.

EXTRAIT

Le miracle des feuilles

Non, il ne m'arrive jamais de miracles. J'en entends parler, et parfois je me contente de les espérer. Mais aussi je me révolte : pourquoi pas moi ? Pourquoi suis-je réduite à en entendre parler ? Car il m'est déjà arrivé d'entendre, à propos de miracles, des conversations de ce genre : " On m'a prévenu que, si je disais un mot déterminé, un objet auquel je tiens se casserait. " Mes objets se cassent banalement, dans la main des bonnes. Si bien que j'ai dû en arriver à la conclusion que je fais partie de ceux qui roulent des pierres toute leur vie et non pas de ceux à qui les galets arrivent tout prêts, polis et blancs. En tout cas j'ai des visions fugitives avant de m'endormir - est-ce un miracle ? Mais on m'a déjà tranquillement expliqué que cela a même un nom : eidétisme, capacité de projeter dans le champ hallucinatoire les images inconscientes.
Un miracle, non. Mais les coïncidences. Je vis de coïncidences, je vis de lignes incidentes qui se croisent et qui, à leur intersection, forment un point léger et instantané, si léger et instantané qu'il est surtout fait de pudeur et de secret : à peine j'en parle que déjà je n'ai rien à dire.
Mais j'ai un miracle, en fait. Le miracle des feuilles. Je marche dans la rue et venue du vent me tombe une feuille en plein sur les cheveux. L'incidence de la ligne de millions de feuilles transformées en une seule, et l'incidence de millions de personnes réduites à moi. Cela m'arrive si souvent que j'ai fini par me considérer modestement l'élue des feuilles. Avec des gestes furtifs, j'enlève la feuille de mes cheveux et je la range dans mon sac, comme le plus menu diamant. Jusqu'au jour où, ouvrant mon sac, je trouve la feuille sèche, racornie, morte. Je la jette : un fétiche mort ne m'intéresse par comme souvenir. Et aussi parce que je sais que d'autres feuilles coïncideront avec moi. Un jour une feuille s'est posée sur mes cils. Alors j'ai pensé que " Dieu " était très délicat.