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L'Oeil électrique #21 |

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4livres

Michel Tournier : Le Roi des aulnes
1970, Gallimard

Abel Tiffauges, "microgénitomorphe et dernier rejeton de la lignée des géants phoriques", est un ogre.
Souffre-douleur de ses camarades d'internat, il est placé sous l'aura protectrice de Nestor, fils du concierge et accessoirement maître en l'art de la défécation, dont la mort dans l'incendie de l'école, qu'il a - incidemment ? - déclenché, le sauvera d'un châtiment corporel certain.
Libéré du carcan éducatif, Abel fuit la société des hommes et les valeurs qui l'incarnent. Un appareil photo en bandoulière, si possible à hauteur de sexe, Abel trouve ses rares moments de bonheur en prenant des clichés d'écoliers ou en écoutant les symphonies des cours de récréation. Accusé, à tort, du viol d'une jeune fille à laquelle il s'était lié, il échappe in extremis aux assises grâce à la compréhension d'un juge d'instruction qui préfère le savoir mort au champ d'honneur. Cette deuxième intervention salvatrice d'un Deus ex machina, ici la seconde guerre mondiale, persuade définitivement Abel que le Destin est de son côté.
Rapidement fait prisonnier, Abel est acheminé en Prusse-Orientale. Un concours de circonstances le propulse garde-chasse du domaine secondaire de Göring, chasseur appliqué aux jeux de massacre et sous-fifre gradé du Führer. Par la suite, Tiffauges est, sur sa demande, envoyé à la forteresse de Kaltenborn où il est chargé de recruter l'élite qui grossira les rangs de la jeunesse hitlérienne. S'il exècre l'idéologie nazie et les hommes qui la répandent, Abel, surnommé "l'ogre de Kaltenborn" par des femmes plus maternelles que patriotes, trouve une source de vitalité dans la contemplation de ces enfants innocents dont la chair alimentera bientôt les canons du troisième Reich.
Après le mythe de Robinson Crusoé (Vendredi ou les limbes du Pacifique, son premier roman), Michel Tournier s'attache ici à celui de l'ogre dans un roman où les symboles bibliques et nazis tissent la trame du récit et nourrissent une interprétation ambiguë des personnages. Colosse orphelin, nomade et anarchiste, Abel Tiffauges a troqué les habits de saint Christophe (qui aurait porté l'Enfant Jésus sur ses épaules pour traverser une rivière) contre ceux de l'ogre éleveur de nazillons. Accaparé par la lecture des signes qui éclairent son destin, Abel perçoit trop tardivement que l'idéologie nazie est le reflet inversé des valeurs auxquelles il croit. Prix Goncourt en 1970, Le roi des Aulnes tire sa force narrative de "l'inversion maligne", cette face cachée qui fait des plus beaux innocents les meurtriers les plus efficaces.

EXTRAIT

"Je ne ressens que plus durement l'horrible épisode au cours duquel Pinocchio et son ami Lumignon parce qu'ils travaillent trop mal à l'école sont métamorphosés en ânes. Epouvantés, ils se jettent à genoux, joignent les mains, implorent leur pardon. Mais on entend leurs cris devenir peu à peu des hi-han grotesques, leurs petites mains jointes se transforment en sabots, leur bouche devient un mufle, les fonds de culotte se gonflent et crèvent avec un bruit ignoble sous la poussée d'une queue noire et velue. Vrai, je ne sache pas qu'on soit jamais allé aussi loin dans l'horrible. Même Peau d'âne s'enlaidissant pour décourager les assiduités d'un père incestueux ne me donne pas un sentiment d'abomination aussi violent que l'agonie de ces deux enfants.
Mais je m'avise que l'affreuse tribulation de Pinocchio et de Lumignon est une vieille connaissance pour moi. La mauvaise fée qui d'un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant - fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N'est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d'autres fleurs ?"