Arno Bertina : Le dehors ou la migration des truites
Actes sud, 218 pages, 98,39 francs
Bertina prend tous les risques - et, sans démesure, avec délicatesse plutôt, il les maîtrise.
Risque du diptyque : d'un côté, Kateb, kabyle "traître", puisque marié à une française qu'il suit à Paris, de l'autre, Malo, médecin, pied-noir fuyant l'Algérie qu'il ne cessera de vouloir rejoindre.
Risque de l'Histoire : la manifestation du 17 octobre 1961 et sa répression sanglante, les Harkis refoulés, abandonnés aux massacres, la burlesque occupation de l'Odéon en mai 68.
Risque du récit réaliste, presque documentaire : le recruteur d'immigrés, serrant la main avec insistance pour jauger la force du futur OS, les isoloirs tenant lieu de cabines pour examens médicaux des pied-noirs débarquant à Marseille.
Risque de l'analyse psychologique : la mère et la sœur de Malo, bourgeoises hypocrites et recluses, tentent de le reprendre en main et méprisent cette femme qu'il a ramenée de là-bas, trop bavarde, trop vivante ; Kateb tente de lutter contre le silence, puis la folie de Dora, coupable d'avoir aimé et non seulement désiré "un Arabe", emprisonnée, détruite par l'immense "dehors" du titre.
Risque de la polyphonie : les voix parlent à un narrateur indéfini, s'interrompent, reprennent, fragments de monologues hachés, de ce que la conscience essaie de mettre en mots face aux événements, aux douleurs, aux sensations qui ne cessent de se succéder.
Risque des images enfin : les matraques, "longues dents noires", "les yeux inexpressifs qui taisaient tout ce qu'ils voyaient", le fleuve à travers l'estuaire, "immense cicatrice dont les points de suture n'auraient pas tenu, béante."
Toute cette matière, l'écriture la travaille, la sculpte, sans rien travestir. Au contraire : la violence se fait plus crue, la solitude plus désolée, et la beauté plus éclatante quand elle surgit : reflet de soleil sur l'estuaire, corps offert à la caresse. Thierry Cécille.
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