Elias Khoury : La porte du soleil Une guerre sans fin, des exils ininterrompus, des combattants privés d'armes et des femmes en larmes, des oliviers brûlés, des villages en poussières : aucune épopée, aucun exotisme oriental, rien que les destins cruels de dizaines de personnages précisément nommés, caractérisés. Portraits et récits se succèdent, avec lenteur mais sans confusion, avec une sorte d'attention respectueuse, une sorte de piété méticuleuse - celle d'Antigone recouvrant le corps sanglant de Polynice, celle de "la folle de Cabri", ramassant les os des morts, leur creusant des tombes d'infortune, bravant pour cela les tirs des Israéliens. Ce livre n'est pas un roman, c'est un ossuaire, un tombeau pour quelques milliers de soldats sans armée, pour leurs femmes qui les attendent dans les villages "occupés" de Galilée, leurs enfants fedayins à sept ans - ou morts de faim. Le narrateur, ce "faux docteur" Khalil, en proie à une sorte de désespoir innocent - il se compare lui-même à l'idiot Michkine, de Dostoïevski - monologue pour Younès, un des premiers héros de la résistance palestinienne. Younès, nouveau Jonas au creux du coma, dort ou est peut-être déjà mort, à l'image de ce peuple que l'absence de pays plonge dans une sorte de léthargie brumeuse, un lourd brouillard d'inutile nostalgie que seule la violence vient parfois déchirer. Khalil diagnostique : "Tu es atteint d'une explosion du cerveau, et moi je suis atteint d'une explosion de la mémoire." Oui, dans cet hôpital déserté, seule survit, entre le martyr privé de conscience et le conteur privé de volonté, la mémoire d'un peuple "triste et sauvage, habitué à perdre ses enfants" : en 1948 à Bâb el Chams, en 1982 à Chatila, et aujourd'hui, à l'heure où cette voix défaite mais obstinée nous parle, à Gaza, à Ramallah, à Bethléem. Thierry Cécille.
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