Albert Londres : Chez les fous
1925, Le serpent à plumes
Venu à Paris au début de ce siècle pour y publier de la poésie (le journalisme n'est alors pour lui qu'un gagne-pain), Albert Londres s'y révèle un reporter de talent. Le choc de la première guerre mondiale, vécue sur divers fronts, consacre sa vocation. En 1925, il désire "voir la vie des fous" ; se heurte à mille tracasseries ; s'obstine : deux ans plus tôt, son enquête méticuleuse sur un autre milieu ignoré, celui du bagne guyanais, a eu un tel impact qu'elle entraînera la fermeture progressive de cette institution.
Obstiné mais pas nombriliste, Londres ne s'étend pas sur ses méthodes d'investigation dans les asiles d'aliénés. C'est avant tout un poète qui enquête. Son écriture enlevée, rigoureuse et concise révèle. Le meilleur ("Si je suis dénoncé comme fou, je demande que l'on m'interne chez le docteur Maurice Dide.") comme le pire ("On les attache parce que les asiles manquent de personnel.") d'un monde tenu à part. C'est avec un humour ravageur et une compassion pleine de bon sens que le journaliste met sa plume là où ça fait mal, tel un Candide chroniqueur qui n'en penserait pas moins.
Le seul scandale de ses révélations, c'est l'indifférence du reste de la communauté : en vingt-deux chapitres percutants et quelques réflexions sagaces, il met la société de son temps en face de ceux à qui elle "ôte la vie sans leur donner la mort." Publié par Le Petit Parisien (qui tire à 1,7 millions d'exemplaires), Chez les fous est un pavé dans la mare institutionnelle qui, au-delà des nombreux témoignages et anecdotes, parle moins des malades mentaux que de notre incapacité à leur reconnaître une dignité.
Yves Cotinat.
EXTRAIT
Il est puéril de reconnaître, de manière officielle, qu'un individu possède telles aptitudes réclamant son transfert dans un milieu spécial si, cette reconnaissance établie, on défend aussitôt à ce citoyen l'exercice innocent de ces dites aptitudes.
On ne punit pas un homme parce que cet homme, ayant attrapé une bronchite, ajoute à sa maladie la malice de vous tousser au nez. De même, si quelqu'un tâtonne sous le prétexte qu'il est aveugle, cela ne doit pas lui mériter, à première vue, un coup de poing bien placé entre les deux yeux.
Dans la maison du docteur Dide la folie n'est pas considérée comme un crime.
On ne se dresse pas devant le pensionnaire pour lui dire : "Misérable! Qu'as-tu fait? Tu viens de perdre la raison !"
On lui dit : "Bonjour, monsieur, vous voici chez vous."
Les châtiments sont interdits.
Existent-ils en d'autres lieux ? Je vous crois ! Si je suis certain de ce que j'avance ? Tout à fait ! Laissons les "réflexes". Un fou vous enfonce les ongles dans la chair, vous le repoussez sans douceur. Cela va ! Un grand mystique inoffensif tombe à genoux contre son lit et, dans l'attitude des plus célèbres saints du calendrier, les bras en croix, ouvre son âme au Seigneur, cela est son droit de fou, qu'en entrant à l'asile il a honnêtement acquis.
La folie est justement de le forcer à se relever sous la botte. Priver cet autre de nourriture, parce qu'il ne fait que hurler est une économie qui ne devrait pas se pratiquer. Déshabiller ce monsieur qui s'est évadé, et l'enfermer nu dans un cachot froid, c'est vouloir placer une bonne petite congestion pulmonaire que l'on tient en réserve.
Il est possible, puisque la main-d'œuvre manque, que des malades, payant la rançon de la loi de huit heures, doivent être attachés. S'ils doivent l'être, pourquoi, lorsqu'un inspecteur se présente, alors que l'on prie l'inspecteur de souffler un instant dans le fauteuil directorial, fait-on courir une infirmière dans les salles au cri de : "Détachez les malades, détachez les malades !"
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